L’affaire n’avait pas vraiment fait de vague, sauf dans les médias américains. Le 23 octobre dernier, le Bureau de régulation des médias des Émirats Arabes Unis – équivalent de l’ARCOM en France – avait émis une liste de recommandations extrêmement strictes à l’égard des journalistes du monde entier attendus du 30 novembre au 12 décembre à Dubaï pour couvrir la COP28. Le compte-à-rebours lancé, de plus en plus d’articles dans la presse anglo-saxonne épinglaient l’attribution de la prochaine COP à l’un des pays les plus pollueurs au monde. Pire, ces articles critiquaient la nomination du sultan Ahmed al-Jaber, le PDG du géant émirati des hydrocarbures ADNOC, à la présidence de la COP. Une incongruité qui faisait jaser dans de nombreuses rédactions. Évidemment, les autorités des Émirats n’ont pas vraiment goûté ces critiques venues de l’étranger. Pour une simple raison : elles ne sont pas habituées à voir des journalistes exercer librement leur métier.
La liste des interdits
Début novembre, l’agence de presse américaine E&E News s’était inquiétée de savoir de quelle manière ses envoyés spéciaux pourraient couvrir l’événement sans peur de représailles, sachant que ce sont les coulisses de cet événement planétaire – entre lobbying des sociétés fossiles et tractations entre États – qui sont les plus intéressantes à relater. Immédiatement après l’alerte lancée par E&E News, la liste noire a disparu des radars. « Merci d’avoir porté cela à notre attention. Le document en question est un ancien guide, a plaidé un porte-parole gouvernemental à Abu Dhabi. Son contenu est obsolète et n’est pas pertinent pour les médias participant à la COP28. Il a été supprimé du site web de l’agence des Nations Unies pour le climat où il avait été publié par erreur. »
La fameuse liste intitulée Normes relatives au contenu médiatique a donc été retirée, les autorités affirmant qu’il s’agissait d’une « erreur ». Pourtant, cette censure d’État n’avait rien de surprenant, les médias locaux étant parfaitement conscients des sujets tabous comme la politique ou la religion. Le document rappelait dans le détail toutes les lignes rouges à ne pas franchir. Initialement, les médias étrangers auraient donc dû se plier aux mêmes exigences, en « s’abstenant de publier tout ce qui pourrait offenser directement ou indirectement le régime au pouvoir de l’État » ou qui aurait pu « porter atteinte à l’unité nationale et à la cohésion sociale ». Difficile de savoir ce que les Émirats entendent par unité nationale et cohésion sociale sachant que 90% des résidents sont des immigrés venus des quatre coins du monde. L’histoire ne dit pas non plus si ces restrictions restent valables pour les journalistes étrangers installés à Dubaï, dont l’avenir professionnel dépend d’un permis de travail et d’un permis de séjour révocables à tout moment.
Comme leurs confrères exerçant dans la presse des Émirats, les journalistes étrangers étaient donc invités à ne pas publier d’articles « considérés comme une offense avec ou sans intention de nuire à d’autres pays », qui « pourraient inclure la divulgation de tout secret susceptible de nuire à la réputation » ou à la richesse de toute personne, ou toute information qui serait « officiellement interdite d’être divulguée ». Il s’agit en réalité d’une question culturelle dans le monde arabe en général. Au Liban par exemple, il est interdit de critiquer le président de la République ou tout autre chef d’État. Sous peine de prison.
Une impossible liberté
Les États-Unis – pourtant de fidèles partenaires diplomatiques d’Abu Dhabi – restent à l’affut de toute atteinte à la liberté de la presse. En 2022 par exemple, une étude publiée par le Département d’État d’Anthony Blinken avait pointé du doigt « de sérieuses restrictions à la liberté d'expression et aux médias, y compris la censure et l’application ou la menace d’appliquer des lois pénales sur la diffamation » aux Émirats. Selon ce document, les journalistes locaux en sont souvent réduits à la plus stricte autocensure, par crainte de représailles. À commencer par l’expulsion pure et simple.
Une pression confirmée par l’indice de Reporters sans frontière, qui note que la liberté de la presse aux Émirats Arabes Unis régresse en continu depuis 2008 – époque à laquelle le pays était plutôt bien classé (14/100) –, avec une nette détérioration entre 2021 et 2022, passant d’un score de 43 à 55/100. Selon la fiche pays de RSF consacrée aux Émirats, « le gouvernement empêche la presse indépendante, locale comme étrangère, de prospérer en traquant les voix dissidentes. Les journalistes émiriens expatriés peuvent être harcelés, arrêtés ou extradés. [...] La Constitution garantit la liberté d’expression, mais le pouvoir peut censurer les publications qu’il juge trop critiques de la politique, des familles souveraines, de la religion ou de l’économie, en vertu de la loi fédérale de 1980. Les journalistes sont devenus la cible des autorités depuis la loi sur la cybercriminalité (2012), actualisée en 2021. Par ailleurs, la diffusion de “rumeurs” est sanctionnée par une peine d’emprisonnement et une amende ». Les journalistes locaux – émiratis comme étrangers – le savent mieux que quiconque : toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. De plus, journalistes et autres défenseurs des droits humains sont étroitement surveillés et n’ont quasiment aucun recours si les autorités les accusent de diffamation ou d’offense envers l’État. Prison et mauvais traitements sont souvent de mise. Selon RSF toujours, deux journalistes sont actuellement emprisonnés aux Émirats.
Fin octobre, l’inquiétude américaine avait gagné d’autres pays, l’Union européenne ayant également demandé des comptes aux autorités émiraties afin de s’assurer que les journalistes européens qui se rendraient à Dubaï pour la COP28 ne risquaient rien. « L’UE a soulevé à plusieurs reprises la question de la sauvegarde de la liberté des médias, et nous avons été assurés que ces libertés seraient respectées », a affirmé un porte-parole de la Commission européenne dans communiqué. Dont acte.
Vers la case prison
Malgré tout, l’inquiétude reste légitime à quelques jours de l’ouverture de la COP28. Les autorités tiendront certainement parole concernant les reporters occidentaux, le temps de l’événement qui doit se pencher sur le sort du climat. Les journalistes et activistes arabes, eux, savent qu’il en sera autrement pour eux. « La surveillance numérique ciblée est depuis longtemps utilisée aux Émirats Arabes Unis pour écraser la dissidence et étouffer la liberté d’expression, déplore Rebecca White, chargée de campagne chez Amnesty International. Avant son arrestation en 2017, le défenseur des droits humains Ahmed Mansoor avait fait l’objet d’une série de cyberattaques facilitées par des entreprises de surveillance mercenaires. Ahmed Mansoor, qui est surnommé le “dernier défenseur des droits humains” aux EAU, et qui a ouvertement critiqué les autorités, est enfermé dans une prison depuis plus de six ans. » Aux Émirats, la liberté d’expression a un prix.
La liste des interdits
Début novembre, l’agence de presse américaine E&E News s’était inquiétée de savoir de quelle manière ses envoyés spéciaux pourraient couvrir l’événement sans peur de représailles, sachant que ce sont les coulisses de cet événement planétaire – entre lobbying des sociétés fossiles et tractations entre États – qui sont les plus intéressantes à relater. Immédiatement après l’alerte lancée par E&E News, la liste noire a disparu des radars. « Merci d’avoir porté cela à notre attention. Le document en question est un ancien guide, a plaidé un porte-parole gouvernemental à Abu Dhabi. Son contenu est obsolète et n’est pas pertinent pour les médias participant à la COP28. Il a été supprimé du site web de l’agence des Nations Unies pour le climat où il avait été publié par erreur. »
La fameuse liste intitulée Normes relatives au contenu médiatique a donc été retirée, les autorités affirmant qu’il s’agissait d’une « erreur ». Pourtant, cette censure d’État n’avait rien de surprenant, les médias locaux étant parfaitement conscients des sujets tabous comme la politique ou la religion. Le document rappelait dans le détail toutes les lignes rouges à ne pas franchir. Initialement, les médias étrangers auraient donc dû se plier aux mêmes exigences, en « s’abstenant de publier tout ce qui pourrait offenser directement ou indirectement le régime au pouvoir de l’État » ou qui aurait pu « porter atteinte à l’unité nationale et à la cohésion sociale ». Difficile de savoir ce que les Émirats entendent par unité nationale et cohésion sociale sachant que 90% des résidents sont des immigrés venus des quatre coins du monde. L’histoire ne dit pas non plus si ces restrictions restent valables pour les journalistes étrangers installés à Dubaï, dont l’avenir professionnel dépend d’un permis de travail et d’un permis de séjour révocables à tout moment.
Comme leurs confrères exerçant dans la presse des Émirats, les journalistes étrangers étaient donc invités à ne pas publier d’articles « considérés comme une offense avec ou sans intention de nuire à d’autres pays », qui « pourraient inclure la divulgation de tout secret susceptible de nuire à la réputation » ou à la richesse de toute personne, ou toute information qui serait « officiellement interdite d’être divulguée ». Il s’agit en réalité d’une question culturelle dans le monde arabe en général. Au Liban par exemple, il est interdit de critiquer le président de la République ou tout autre chef d’État. Sous peine de prison.
Une impossible liberté
Les États-Unis – pourtant de fidèles partenaires diplomatiques d’Abu Dhabi – restent à l’affut de toute atteinte à la liberté de la presse. En 2022 par exemple, une étude publiée par le Département d’État d’Anthony Blinken avait pointé du doigt « de sérieuses restrictions à la liberté d'expression et aux médias, y compris la censure et l’application ou la menace d’appliquer des lois pénales sur la diffamation » aux Émirats. Selon ce document, les journalistes locaux en sont souvent réduits à la plus stricte autocensure, par crainte de représailles. À commencer par l’expulsion pure et simple.
Une pression confirmée par l’indice de Reporters sans frontière, qui note que la liberté de la presse aux Émirats Arabes Unis régresse en continu depuis 2008 – époque à laquelle le pays était plutôt bien classé (14/100) –, avec une nette détérioration entre 2021 et 2022, passant d’un score de 43 à 55/100. Selon la fiche pays de RSF consacrée aux Émirats, « le gouvernement empêche la presse indépendante, locale comme étrangère, de prospérer en traquant les voix dissidentes. Les journalistes émiriens expatriés peuvent être harcelés, arrêtés ou extradés. [...] La Constitution garantit la liberté d’expression, mais le pouvoir peut censurer les publications qu’il juge trop critiques de la politique, des familles souveraines, de la religion ou de l’économie, en vertu de la loi fédérale de 1980. Les journalistes sont devenus la cible des autorités depuis la loi sur la cybercriminalité (2012), actualisée en 2021. Par ailleurs, la diffusion de “rumeurs” est sanctionnée par une peine d’emprisonnement et une amende ». Les journalistes locaux – émiratis comme étrangers – le savent mieux que quiconque : toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. De plus, journalistes et autres défenseurs des droits humains sont étroitement surveillés et n’ont quasiment aucun recours si les autorités les accusent de diffamation ou d’offense envers l’État. Prison et mauvais traitements sont souvent de mise. Selon RSF toujours, deux journalistes sont actuellement emprisonnés aux Émirats.
Fin octobre, l’inquiétude américaine avait gagné d’autres pays, l’Union européenne ayant également demandé des comptes aux autorités émiraties afin de s’assurer que les journalistes européens qui se rendraient à Dubaï pour la COP28 ne risquaient rien. « L’UE a soulevé à plusieurs reprises la question de la sauvegarde de la liberté des médias, et nous avons été assurés que ces libertés seraient respectées », a affirmé un porte-parole de la Commission européenne dans communiqué. Dont acte.
Vers la case prison
Malgré tout, l’inquiétude reste légitime à quelques jours de l’ouverture de la COP28. Les autorités tiendront certainement parole concernant les reporters occidentaux, le temps de l’événement qui doit se pencher sur le sort du climat. Les journalistes et activistes arabes, eux, savent qu’il en sera autrement pour eux. « La surveillance numérique ciblée est depuis longtemps utilisée aux Émirats Arabes Unis pour écraser la dissidence et étouffer la liberté d’expression, déplore Rebecca White, chargée de campagne chez Amnesty International. Avant son arrestation en 2017, le défenseur des droits humains Ahmed Mansoor avait fait l’objet d’une série de cyberattaques facilitées par des entreprises de surveillance mercenaires. Ahmed Mansoor, qui est surnommé le “dernier défenseur des droits humains” aux EAU, et qui a ouvertement critiqué les autorités, est enfermé dans une prison depuis plus de six ans. » Aux Émirats, la liberté d’expression a un prix.