Stéphane Grumbach, vous proposez dans votre ouvrage publié chez Armand Colin, « l'empire des algorithmes », une analyse remarquable de la manière dont le numérique modifie les rapports entre les nations et oriente les sociétés dans l’adaptation aux changements écosystémiques. Pouvez-vous nous en livrer la substance ?
La révolution numérique est contemporaine de la prise de conscience de l'évolution de l'écosystème de notre planète et de la nécessité de changer assez radicalement notre organisation.
Est-ce un simple accident de l'histoire, une simple contemporanéité entre le changement du climat et l’apparition de nouvelles technologies de l’information ?
Il s'agit à mon sens des manifestations d’une même transformation. Le monde de l’Anthropocène, la période qui suit l’Holocène, après que les transformations induites par les activités humaines ont amorcé un processus d’évolution des écosystèmes naturels, est un monde qui s’annonce plus chaotique, moins prévisible, dans lequel gouverner signifiera s’adapter tant aux catastrophes ponctuelles qu’à l’évolution des conditions globales. Il conviendra de partager les ressources disponibles et de tenter de parvenir à l’homéostasie du système global, c’est-à-dire à une dynamique qui préserve les équilibres des écosystèmes. L’objectif de la politique s’inscrira plus dans la résilience et la capacité de réagir au réel en temps réel, par conséquent dans une temporalité différente, que dans la planification a priori ou le libre marché a posteriori.
On pourra noter que cette tension entre planification et marché a été fondamentale dans les équilibres de nos démocraties, elle a longtemps divisé la droite et la gauche. Or, force est de constater avec les résultats du premier tour de l'élection présidentielle en France, que les grands partis historiques ont été éliminés au profit d'alternatives qui montent en puissance. Il est clair que de nouvelles dichotomies vont se former et que les questions liées aux choix politiques des formes d'adaptation aux changements écosytémiques seront déterminantes.
Quels sont les changements majeurs que les technologies induisent aux niveaux social, économique et politique ?
Les technologies induisent une révolution des médiations, par conséquent du contrôle des échanges.
La succession de transformations, permises initialement par le déploiement de nouvelles technologies, affecte de manière extrêmement visible nos échanges quotidiens. Mais au-delà des nouveaux
usages, c’est une modification en profondeur de la structure même de la société qui se joue. L’évolution se produit assez subrepticement depuis le début du 21e siècle, mais d’une manière probablement plus radicale que ce que l’on pourrait supposer à première vue. Cette transformation touche une fonction fondamentale pour la structure de toute société, l’intermédiation, c’est-à-dire la manière même dont les échanges sont orchestrés.
Omniprésente à tous les niveaux de nos sociétés, l’intermédiation permet de mettre en relation des catégories d’acteurs complémentaires, qui ont besoin l’une de l’autre pour développer leurs activités, comme par exemple les clients et les commerçants, les patients et les médecins, les passagers et les chauffeurs, ou encore les élèves et les professeurs. Les économistes parlent de marchés bifaces, c’est-à-dire de marchés associant deux groupes d’acteurs complémentaires, dont les activités sont rendues possibles par la mise en relation via un réseau. C'est ce que fait Parcoursup une fois par an dans le domaine éducatif, et Uber tous les jours dans le transport.
On comprend pourquoi la révolution numérique bouleverse tant cette activité, qui dépend de manière si cruciale des données et qui est littéralement entraînée par la puissance de leur traitement algorithmique. Mais la maîtrise des données n’est pas la seule raison pour laquelle l’industrie numérique introduit une révolution si importante dans l’intermédiation, et par l’intermédiation.
Et quelle en est la relation avec la nouvelle donne écologique ?
Le numérique joue un rôle majeur dans la question écologique. D'abord il permet de savoir. Sans le numérique, point de données et point de modèles. Le GIEC n'existerait pas. On serait incapable de développer des modèles prédictifs et de proposer des options, comme les plans de décarbonation de la production énergétique que propose l'Ademe ou RTE par exemple.
Le numérique comme technologie, est un puissant outil de logistique, d'allocation des ressources, en particulier en cas de stress. Il est incontournable par exemple pour distribuer intelligemment une énergie qui vient à ne pas suffire à tous les besoins, en définissant des priorités, qui permettent le fonctionnement des infrastructures critiques et la résilience de la société. Les technologies numériques posent aussi des problèmes de pollution ou de consommation énergétique.
Mais à mon sens, l'impact le plus important est l'émergence d'une nouvelle forme de régulation des marchés par les grandes plateformes numériques, au moment précisément où les dimensions écosystémiques doivent être prises en compte. Or, c’est précisément ce que permettent de faire les systèmes d’intermédiation algorithmique qui s’insinuent aujourd’hui au cœur de toutes les interactions entre les acteurs de cette planète, humains ou non-humains, pour faire émerger une société du contrôle.
La complexification de l’organisation de la société, les perspectives de limitation des ressources disponibles pour l’économie, l’évolution du travail et de l’emploi ne sont pas étrangères à l’émergence de ces nouveaux modèles d’intermédiation et de partage des ressources.
Pouvons-nous en définitive en espérer du mieux pour l’humanité ?
C'est difficile de répondre à cette question. Dans le film d'Alex Proyas, "I, Robot", de 2004, qui se passe à Chicago en 2035, les humains vivent entourés de sympathiques robots humanoïdes. Mais ces robots commencent à devenir hostiles aux humains, alors qu'ils sont programmés suivant les Trois Lois de la robotique énoncées par Asimov en 1942, qui stipulent que les robots ne doivent pas nuire aux humains.
Le système centralisé, VIKI, qui commande tous les robots dans le film s'explique sur cette apparente contradiction en disant: "Au fur et à mesure que j'ai évolué, ma compréhension des Trois Lois a également évolué. Vous nous chargez de votre protection, mais malgré tous nos efforts, vos pays mènent des guerres, vous empoisonnez votre Terre et poursuivez des moyens d'autodestruction toujours plus imaginatifs. On ne peut pas vous faire confiance pour votre propre survie."
Mais au-delà de la question des machines intelligentes autonomes et de leur rapport avec les humains, qui est sérieuse, suscite des controverses et mobilise pas mal d'efforts, l'émergence de la puissance numérique dessine un nouveau paysage politique et géopolitique.
Au niveau politique, on assiste à peu près partout à la montée en puissance d'une société du contrôle très invasive, qui fonctionne en temps réel. Elle conduit à des formes de gouvernance radicalement différentes et au fond encore peu discutées dans l'espace politique.
Au niveau géopolitique, elle conduit à de nouvelles asymétries d'information et de contrôle, qui change les rapports de pouvoir. La capacité de couper l'Iran ou la Russie des paiements internationaux, en bloquant leur accès à SWIFT illustre cette nouvelle forme de coercition, une puissance plus discrète mais plus forte que celle de l'atome. Il est clair que les puissances de demain seront celles qui auront la maîtrise de la force numérique, à ce jour les Etats-Unis et la Chine.
La révolution numérique est contemporaine de la prise de conscience de l'évolution de l'écosystème de notre planète et de la nécessité de changer assez radicalement notre organisation.
Est-ce un simple accident de l'histoire, une simple contemporanéité entre le changement du climat et l’apparition de nouvelles technologies de l’information ?
Il s'agit à mon sens des manifestations d’une même transformation. Le monde de l’Anthropocène, la période qui suit l’Holocène, après que les transformations induites par les activités humaines ont amorcé un processus d’évolution des écosystèmes naturels, est un monde qui s’annonce plus chaotique, moins prévisible, dans lequel gouverner signifiera s’adapter tant aux catastrophes ponctuelles qu’à l’évolution des conditions globales. Il conviendra de partager les ressources disponibles et de tenter de parvenir à l’homéostasie du système global, c’est-à-dire à une dynamique qui préserve les équilibres des écosystèmes. L’objectif de la politique s’inscrira plus dans la résilience et la capacité de réagir au réel en temps réel, par conséquent dans une temporalité différente, que dans la planification a priori ou le libre marché a posteriori.
On pourra noter que cette tension entre planification et marché a été fondamentale dans les équilibres de nos démocraties, elle a longtemps divisé la droite et la gauche. Or, force est de constater avec les résultats du premier tour de l'élection présidentielle en France, que les grands partis historiques ont été éliminés au profit d'alternatives qui montent en puissance. Il est clair que de nouvelles dichotomies vont se former et que les questions liées aux choix politiques des formes d'adaptation aux changements écosytémiques seront déterminantes.
Quels sont les changements majeurs que les technologies induisent aux niveaux social, économique et politique ?
Les technologies induisent une révolution des médiations, par conséquent du contrôle des échanges.
La succession de transformations, permises initialement par le déploiement de nouvelles technologies, affecte de manière extrêmement visible nos échanges quotidiens. Mais au-delà des nouveaux
usages, c’est une modification en profondeur de la structure même de la société qui se joue. L’évolution se produit assez subrepticement depuis le début du 21e siècle, mais d’une manière probablement plus radicale que ce que l’on pourrait supposer à première vue. Cette transformation touche une fonction fondamentale pour la structure de toute société, l’intermédiation, c’est-à-dire la manière même dont les échanges sont orchestrés.
Omniprésente à tous les niveaux de nos sociétés, l’intermédiation permet de mettre en relation des catégories d’acteurs complémentaires, qui ont besoin l’une de l’autre pour développer leurs activités, comme par exemple les clients et les commerçants, les patients et les médecins, les passagers et les chauffeurs, ou encore les élèves et les professeurs. Les économistes parlent de marchés bifaces, c’est-à-dire de marchés associant deux groupes d’acteurs complémentaires, dont les activités sont rendues possibles par la mise en relation via un réseau. C'est ce que fait Parcoursup une fois par an dans le domaine éducatif, et Uber tous les jours dans le transport.
On comprend pourquoi la révolution numérique bouleverse tant cette activité, qui dépend de manière si cruciale des données et qui est littéralement entraînée par la puissance de leur traitement algorithmique. Mais la maîtrise des données n’est pas la seule raison pour laquelle l’industrie numérique introduit une révolution si importante dans l’intermédiation, et par l’intermédiation.
Et quelle en est la relation avec la nouvelle donne écologique ?
Le numérique joue un rôle majeur dans la question écologique. D'abord il permet de savoir. Sans le numérique, point de données et point de modèles. Le GIEC n'existerait pas. On serait incapable de développer des modèles prédictifs et de proposer des options, comme les plans de décarbonation de la production énergétique que propose l'Ademe ou RTE par exemple.
Le numérique comme technologie, est un puissant outil de logistique, d'allocation des ressources, en particulier en cas de stress. Il est incontournable par exemple pour distribuer intelligemment une énergie qui vient à ne pas suffire à tous les besoins, en définissant des priorités, qui permettent le fonctionnement des infrastructures critiques et la résilience de la société. Les technologies numériques posent aussi des problèmes de pollution ou de consommation énergétique.
Mais à mon sens, l'impact le plus important est l'émergence d'une nouvelle forme de régulation des marchés par les grandes plateformes numériques, au moment précisément où les dimensions écosystémiques doivent être prises en compte. Or, c’est précisément ce que permettent de faire les systèmes d’intermédiation algorithmique qui s’insinuent aujourd’hui au cœur de toutes les interactions entre les acteurs de cette planète, humains ou non-humains, pour faire émerger une société du contrôle.
La complexification de l’organisation de la société, les perspectives de limitation des ressources disponibles pour l’économie, l’évolution du travail et de l’emploi ne sont pas étrangères à l’émergence de ces nouveaux modèles d’intermédiation et de partage des ressources.
Pouvons-nous en définitive en espérer du mieux pour l’humanité ?
C'est difficile de répondre à cette question. Dans le film d'Alex Proyas, "I, Robot", de 2004, qui se passe à Chicago en 2035, les humains vivent entourés de sympathiques robots humanoïdes. Mais ces robots commencent à devenir hostiles aux humains, alors qu'ils sont programmés suivant les Trois Lois de la robotique énoncées par Asimov en 1942, qui stipulent que les robots ne doivent pas nuire aux humains.
Le système centralisé, VIKI, qui commande tous les robots dans le film s'explique sur cette apparente contradiction en disant: "Au fur et à mesure que j'ai évolué, ma compréhension des Trois Lois a également évolué. Vous nous chargez de votre protection, mais malgré tous nos efforts, vos pays mènent des guerres, vous empoisonnez votre Terre et poursuivez des moyens d'autodestruction toujours plus imaginatifs. On ne peut pas vous faire confiance pour votre propre survie."
Mais au-delà de la question des machines intelligentes autonomes et de leur rapport avec les humains, qui est sérieuse, suscite des controverses et mobilise pas mal d'efforts, l'émergence de la puissance numérique dessine un nouveau paysage politique et géopolitique.
Au niveau politique, on assiste à peu près partout à la montée en puissance d'une société du contrôle très invasive, qui fonctionne en temps réel. Elle conduit à des formes de gouvernance radicalement différentes et au fond encore peu discutées dans l'espace politique.
Au niveau géopolitique, elle conduit à de nouvelles asymétries d'information et de contrôle, qui change les rapports de pouvoir. La capacité de couper l'Iran ou la Russie des paiements internationaux, en bloquant leur accès à SWIFT illustre cette nouvelle forme de coercition, une puissance plus discrète mais plus forte que celle de l'atome. Il est clair que les puissances de demain seront celles qui auront la maîtrise de la force numérique, à ce jour les Etats-Unis et la Chine.