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Patrick d’Humières : « LE RÉVEIL DE LA PENSÉE EUROPÉENNE »

19/08/2021



Patrick d'Humières est un expert français et européen dans les relations
entreprises et Société. Spécialiste du management de la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) et du développement durable, engagé dans les grandes initiatives nationales et internationales depuis leur origine (Global Compact, IIRC, Iso 26000...). Il est Diplômé de Sciences Po et auditeur de la session CSR 2009 à la Harvard Executive Business School. Actuellement, Patrick d'Humières est président de Eco-Learn, société de formation au développement durable,adossée à CentraleSupelec Exed, il est chargé de l’enseignement « sustainable business models » à Sciences Po Paris.



Patrick d’Humières
Patrick d’Humières
Patrick d’Humières, vous soulignez dans votre dernier ouvrage LE RÉVEIL DE LA PENSÉE EUROPÉENNE  que « des entreprises pionnières, une nouvelle génération engagée et un grand nombre d’acteurs de la Société incarnent la volonté de tourner la page d’une croissance “à l’américaine”, néo-libérale ». Pouvez-vous nous préciser votre analyse ?

Oui « une autre société civile », animée par de nouvelles valeurs plus collectives, est en train de « tourner la page » du modèle productiviste hérité des Trente Glorieuses, formalisé et animé à partir des États-Unis essentiellement, dont l’Europe aura été l’élève zélé, docile, et plutôt inconscient, pendant la phase récente de financiarisation extrême de ce modèle de consommation aujourd’hui devenu si problématique (voir à ce sujet le dernier ouvrage éclairant de Jean Viard sur les conséquences sociologiques de la pandémie).

Cette société émergente des « transformeurs », des start-up de « la tech for good » à la coopérative des consommateurs « qui c’est le patron », en passant par les inventeurs de l’agro-écologie et les services de recyclage qui se multiplient, constituent un champ d’innovation très dynamique, certes encore faible en revenus et emplois par comparaison avec les mastodontes de l’économie productive.

On trouve ces nouveaux acteurs de l’économie durable dans 4 champs d’activité au moins, où leurs idées l’emportent de plus en plus sinon encore leur méthode : dans les nouveaux modèles d’investissements locaux, construits sur des engagements individuels forts faisant appel à l’engagement local, dans la finance durable où les nouveaux vecteurs de l’investissement durable et ESG sont devenus des techniques appréciées pour leur meilleure gestion des risques, dans les activités de transfert et de soins où des mécanismes solidaires mariant à la fois le digital et le durable, parviennent à solvabiliser une économie solidaire qui restait jusqu’ici à la marge de l’économie mainstream et enfin dans l’alimentation et l’agriculture où ce sont les consommateurs qui imposent aux fournisseurs de donner plus de garanties écologiques sur les conditions de production et de mise en marché, rendant compte d’une autre vision des besoins matériels à satisfaire, associant le bon usage et la pérennité des écosystèmes.

Qui ne voit que la montée de l’angoisse climatique est de plus en plus transgénérationnelle et qu’elle fédère de nouveaux comportements politiques, sociaux et donc économiques. Ce mouvement existe aux États-Unis aussi largement, mais chez nous il se déploie en lien avec les acteurs locaux et institutionnels qui sont plus mobilisés en ce sens, ce qui lui confère un caractère de plus en plus systémique ; c’est plus une réponse collective en gestation qu’un repli individuel, de fuite ou de contestation observée outre-Atlantique à cause d’un refus de changer de la part de la majorité aux manettes… nos transformeurs irriguent partout le système décisionnel et influencent le rapport au monde des ménages, des organisations et pas seulement des individus en révolte… l’émergence de la durabilité dans nos sociétés européennes est re-constructive et transformationnelle et a cessé de se poser en contre-modèle de société ; c’est une chance, une espérance, qui fait bouger nos fondements sociologiques et pas simplement les narratifs contestataires des années post-Rio…

Pensez-vous qu’une Europe plus politique puisse faire émerger, inspirer et enseigner un nouvel idéal de vie aux habitants de la planète ?

L’Union européenne qui se veut « une puissance » peut-elle influencer l’économie mondiale partant de ce qu’elle est, avec ses faiblesses considérables, connues ? Oui, le Green Deal est un vote historique qui a fait émerger l’engagement de réduction de 55 % de nos émissions de GES pour 2030, en attendant l’objectif de neutralité carbone, sans quoi nous serons des donneurs de leçons disqualifiés ! Il faut rapprocher ce projet de l’institution européenne du bras de fer avec la Pologne sur l’état de droit et de la sortie des Anglais qui nous émancipe d’une doxa néo-libérale devenue paralysante et source d’inégalités criantes.

Nous vivons un momentum politique qui voit le Parlement, la Commission et plusieurs États s’engager délibérément dans "l’économie de demain", décarbonée et plus solidaire. La vision exprimée par le président de la commission environnement, Pascal Canfin, est une approche différente du long terme en termes de modèle de croissance.

C’est une vision qui devient majoritaire sous la pression allemande, scandinave, et qui se traduit concrètement dans une diplomatie à 27, devenue vraiment géopolitique, pour réformer l’OMC en tenant compte des critères sociaux et environnementaux dans les échanges, pour que les Accords commerciaux portent aussi ces critères et les encouragent en acceptant leurs effets prix et les renoncements associés et dans notre politique d’aide et d’investissement international où Allemands, Français et Scandinaves agissent au profit de programmes de développement durable et plus seulement pour conforter des blocs d’influence… la sincérité de l’engagement européen est visible dans ces décisions cruciales et effectivement il va falloir renoncer au moteur thermique, aux plastiques et aux subventions des fossiles d’une façon drastique qui ne peut plus attendre ; l’Union s’est mise au défi de trouver sa compétitivité dans ce modèle durable, ce qui ne veut pas dire qu’elle baissera son niveau de vie, mais tout au contraire qu’elle propose un autre mode de vie, non gaspilleur, à ses concitoyens, qui conduira inévitablement à mieux partager les revenus et les charges…

Ce qui nous met largement en avance sur les États-Unis dans la nature et le rythme de la mutation à faire. Oui, nous avons une stratégie, des forces, un droit et une volonté collective qui s’affirme, dans quelques grandes entreprises aussi, qui font que le modèle durable devient notre modèle positif et non plus une culpabilité et un retour en arrière qui braquaient nos compatriotes à juste titre, faute de voir ce que l’on apporte derrière ce que l’on retranche…

Les divisions entre pays membres ne sont-elles pas, selon vous, un frein majeur à l’émergence de ce nouvel élan ?

Certes, il n’y a pas unanimité en Europe et les forces conservatrices, voire adverses au changement de modèle, sont puissantes. C’est l’enjeu de la décennie 2020-30, pour faire basculer une majorité dans le nouveau modèle de société. Les modèles anciens comme ceux du gaz et du pétrole dégringolent et les nouveaux comportements de sobriété progressent et s’affirment, activant en même temps les craintes et les angoisses des populations perdantes, ce qui est le défi social à affronter sans tarder.

Rien n’est joué, rien n’est gagné, car nos démocraties sont fragiles et en risque, car nos schémas d’investissement reposent sur des pyramides d’endettement qu’il faut contrôler et nos habitudes sont bien ancrées dans des chaînes d’irresponsabilité que nous ne regardons pas en face, réellement ! Mais nous pouvons réussir la grande transformation si notre vision s’affirme, si les péréquations sont convaincantes et si les innovations sont massives et pertinentes, dans un jeu sociopolitique qui gagne en réalisme et abandonne l’émotionnel nourri par l’angoisse et les idées fausses.

Le défi n’est pas financier, mais comportemental ! Il y a un réveil européen autour du rôle que le continent peut jouer dans “l’économie du bien commun”, mais encore faut-il que cela repose sur un équilibre sociopolitique juste, c’est-à-dire sur une dynamique revue du contrat social, dans lequel les entreprises sont appelées à être des acteurs contributifs et pas des mécanismes d’enrichissement sans finalité humaine…

Le réveil européen passe par la transformation de notre représentation collective du rôle sociétal de l’entreprise (cf. rapport MR21 sur le nouveau modèle d’entreprise durable en Europe), et donc par une gouvernance appropriée, d’une part, et par une collaboration effective et non déclarative avec les parties prenantes pour changer la façon de produire, décarbonée et utile, mais aussi la façon de répartir la richesse, “just and decent (J.Harvard)”… Il nous faut réussir cette transformation de modèle économique si nous voulons réussir le changement de modèle politique, pour aller vers une autonomie stratégique, gage d’une cohérence politique continentale renforcée, qui sont des étapes conséquentes et non préalables…

Voilà pourquoi les étapes visibles dans le sens durable, les engagements dispersés, mais réels de pionniers et la dynamique de société qui monte depuis les campus jusque dans les villes renaissantes, est un signal de réveil auquel il faut croire… et apporter son soutien, car il y a évidemment du “civilisationnel” derrière ce défi d’émancipation de modèle. Personne ne le fera à notre place et plus nous attendons, plus la terre chauffe, plus les inégalités et les fractures démocratiques “aggravent et plus les autres puissances confortent leur modèle, pour elles-mêmes. Le temps du réveil sera d’abord celui de la pensée, de la volonté et des actes, car pour le reste, les méthodes, les moyens, nous avons l’expérience et les capacités. L’avenir se joue dans les esprits et les cœurs et un peu aussi dans les rapports de force…