Quels sont les facteurs qui ont contribué à la montée en puissance des ONG par rapport aux associations professionnelles européennes au cours de la dernière décennie ?
C’est une question très importante à laquelle la réponse est simple. La montée en puissance des ONG est le résultat mécanique de l’émergence sur la scène publique d’une « société civile » organisée. Dans les années 1970, les ONG étaient tout simplement inexistantes au niveau des dossiers européens et c’était encore le cas au début des années 1990 où se négociaient les très importants accords de l’Uruguay Round et la première réforme de la Politique Agricole Commune. À l’époque, la « société civile » était représentée par le Comité Economique et Social de l’Union européenne (CES) dont les avis étaient très écoutés. Il y a eu au fil des ans une sorte de transfert avec une montée en puissance des ONG ayant pour corollaire un déclin du CES. Aujourd’hui les ONG sont partout et le CES devenu inutile nulle part. L’envol des ONG au niveau européen est clairement lié à l’impulsion donnée par les ONG de dimension mondiale telles WWF ou Greenpeace, elles-mêmes soutenues par les aides financières d’importantes fondations internationales.
Comment les ONG ont-elles réussi à maîtriser les réseaux sociaux et à utiliser cette plateforme pour imposer l’agenda communautaire ?
L’influence à Bruxelles exige trois expertises : une expertise technique (où excellent les associations professionnelles), une expertise procédurale (qui décide quoi et comment ; qui est mon prochain interlocuteur ?) et une expertise en communication. Ce dernier point est essentiel : ce qui ne se sait pas n’existe pas. Dès l’origine les ONG ont été les maîtres de la communication. Tandis que les industries se fourvoyaient dans des documents de plus en plus techniques, les ONG occupaient les réseaux sociaux, sans complexe, souvent dans la caricature, mais avec un grand professionnalisme. Les ONG ont ainsi monopolisé le terrain au niveau européen, mais aussi au niveau national. Ce faisant, elles ont créé une dynamique politique très présente au Parlement européen et dans une majorité d’États membres de l’Union. Inutile, dès lors, de s’étonner que l’agenda communautaire soit très vert, car la Commission répercute dans ses propositions ce qu’elle considère être l’expression d’un sentiment général, voire d’un intérêt général.
En quoi l’organisation interne des ONG, avec leur système de groupes thématiques et leur spécialisation, les rend-elle plus efficaces dans leurs actions de lobbying par rapport aux associations professionnelles ?
Le public a du lobbying une opinion tout à fait faussée. Globalement « les gens » considèrent que le lobbying est une affaire d’argent. Ils pensent que plus on a de moyens financiers et plus on est influent. Ils en déduisent que les industries ont de gros moyens financiers et que de ce fait elles influencent les dossiers. En réalité un lobbying efficace repose sur une méthode. Cette méthode a trois piliers. Le premier pilier est la conviction, c’est-à-dire la capacité de convaincre. À ce jeu-là, les ONG sont les plus fortes : ce sont des « campaigners ». Le deuxième pilier correspond aux ressources financières. Il en faut un minimum et les ONG n’en manquent pas ! Le troisième pilier est le plus important : c’est l’organisation. De manière très étonnante, la palme de la bonne organisation appartient aux ONG. Elles sont structurées en pôles thématiques (environnement, santé, social…) et à l’intérieur de chaque pôle les ONG sont spécialisées (par exemple dans le pôle environnemental WWT est spécialisée dans les forêts et dans la pêche ; Greenpeace dans les OGM et le nucléaire…). À l’inverse les industries sont trop dispersées : dix associations professionnelles s’occupent des biocarburants, une cinquantaine du secteur des métaux, peut-être deux cents de l’agriculture… Cette fragmentation est une grande faiblesse. Divisées, les industries n’impactent pas.
Quels sont les avantages et les inconvénients de la reconnaissance du « principe de précaution » dans la législation européenne, et comment cela a-t-il contribué à renforcer l’influence des ONG ?
Aucune personne responsable ne saurait être hostile au principe de précaution. D’ailleurs celui-ci s’applique à tous les niveaux (international, européen, national) et à tous les domaines y compris le sport. Mais ici le problème est double. D’une part la finesse des méthodes d’analyse est telle que le seuil de danger se généralise au fur et à mesure que les analyses et les méthodes de détection se perfectionnent. Les ONG ont dès lors beau jeu de réclamer des interdictions ou des seuils de tolérance toujours plus rigoureux. Ces exigences pourraient se comprendre si elles étaient compensées par un principe d’innovation. Et c’est là le deuxième problème : le déséquilibre entre le principe de précaution et le nécessaire soutien à l’innovation. Pour être clair, prenons deux exemples : on peut comprendre que les ONG soient hostiles aux « bassines » creusées par les agriculteurs pour arroser leurs cultures arables à partir des nappes phréatiques. Mais il serait logique qu’elles soutiennent les recherches pour des semences moins exigeantes en eau. Or ce n’est pas le cas. Deuxième exemple : on ne peut pas être à la fois contre les résidus plastiques et contre l’exploitation forestière source de matériaux biodégradables. On mesure ici à quel point dialogue et pédagogie sont essentiels entre ONG et industries. Et combien tout reste à faire.