Danielle Tartakowsky, dans votre nouvel ouvrage « Le pouvoir est dans la rue » en tant qu’historienne des mouvements sociaux, vous décryptez les mutations de la manifestation depuis le 19e siècle. Quel enseignement principal en tirez-vous ?
Au XIXeme siecle, la manifestation de type moderne s’est affirmée dans des cadres institutionnels, juridiques et politiques spécifiques à chaque État, dans des chronologies différant de l’un à l’autre. En France, les manifestations ainsi comprises se distinguent des « journées » et autres mouvements de la rue du premier xixe siècle au terme d’un processus engagé à partir de la victoire des Républicains. Le décret-loi d’octobre 1935 qui introduit le principe de la déclaration préalable les inscrit dans une démarche de coconstruction avec les pouvoirs publics. Elles cessent en outre de jouer un rôle décisif dans la naissance ou la mort des régimes, en 1940, 1944 ou 1958, mais s’imposent, en revanche, comme des composantes déterminantes des crises internes au système politique, en février 1934 comme en mai 1968. Dans ces deux circonstances, elles en constituent l’élément déclencheur de la crise et sont un des moyens de sa résorption.
Les organisations à leur origine s’opposent frontalement sur leurs interprétations du régime et de ses valeurs mais s’inscrivent dans un même système manifestant, doté de ses codes, implicites, de sa symbolique, de ses espaces et d’une commune inscription dans une histoire nationale disputée. Les forces capables de réactiver le principe d’une nécessaire « levée en masse » contre tout ennemi menaçant le régime, ancrée dans l’imaginaire national, et de mobiliser dans la rue au nom des valeurs de la République, — antifascistes en 1934, gaullistes en 1968 —, l’emportent, chaque fois sur ceux de leurs adversaires dont les manifestations initiales avaient fait fonction de détonateur — droite antiparlementaire en 1934 et mouvement syndical et étudiants en 1968.
Ce sont leurs manifestations qui, en étroite interaction avec un processus électoral, déterminent la nature politique de l’issue à la crise, dans le cadre du régime existant. Ce mode d’action qui constitue par sa un instrument de la démocratie a donc acquis une centralité politique qu’on ne retrouve pas au même titre dans les autres démocraties occidentales. La disparition contemporaine de ce type de crises n’a nullement signifié la fin des manifestations qui sont, au contraire, en croissance exponentielle, comme partout dans le monde, de l’initiative d’acteurs toujours plus nombreux et plus diversifiés, mobilisés sur des causes éclatées.
Les manifestations françaises sont devenues comme ailleurs des réponses à la mise en crise des Etats sociaux via des reformes libérales, avec des poussées liées aux crises systémiques de la mondialisation libérale au tournant du siècle, en 2008 et 2019. S’en suit une perte relative de la spécificité des manifestations françaises . Ce basculement et ses modalités françaises font l’objet d’un nouvel ouvrage qui paraîtra à la mi octobre (On est là. La manif en crise, Editions du Détour).
Dans cette perspective comment analysez-vous la violence qui s’est exprimée notamment dans le sillage des « gilets jaunes » ?
En France la mobilisation collective, sous la forme de grèves et de manifestations souvent liées ou de la Résistance à l’occupant, a contribué à l’adoption puis à l’extension des droits collectifs et des mesures de protection sociale, en 1936, 1944, 1968. A partir du tournant néo-libéral des années 1980 et jusqu’à la fin du siècle, elle a mis en échec les attaques à leur encontre, en 1995 en particuliers. La violence que vous évoquez s’explique par plusieurs facteurs. Dans une France qui connaît comme tous les autres pays une croissance des inégalités, les gouvernements successifs se sont attachés avec succès à mettre en échec la plupart des manifestations, de droite (la manif pour tous ) ou de gauche (réforme des retraites), depuis 2003. Le président Macron a de surcroît marginalisé les corps intermédiaires, syndicats en premier lieu.
La désespérance du plus grand nombre peut alors basculer vers la colère et la révolte. Soulignons toutefois que cette violence, qui n’est pas totalement inédite, est accrue par des politiques de maintien de l’ordre déployées à l’encontre des manifestants depuis 2012. Elles sont un facteur d’escalade à contre-courant des politiques de médiation aujourd’hui en vigueur dans la plupart des démocraties occidentales.
Plus proche de nous, avec la crise sanitaire, la manifestation d’une opposition quel que soit son objet, ne devrait-elle pas se réinventer ?
Ce mode d’action s’est sans cesse réinventé durant plus d’un siècle et n’a, bien sur, pas fini de le faire. Des tentatives d’adaptation à la crise sanitaire ont vu le jour le Premier mai sous l’espèce de manifestations virtuelles ou depuis les balcons des immeubles. Mais outre le fait que nous espérerons qu’un vaccin vienne le plus vite possible à bout du covid, force est de constater que ces expressions substitutives ne répondent pas aux fonctions que les manifestants assignent à leur action, destinée entre autres fins à mettre à l’agenda des questions frappées d’invisibilité et à construire du collectif en permettant par là à ceux qui se sentent écrasés par les réformes libérales de se reconstruire en sujet agissant.
En définitive, les contraintes qui pèsent sur les manifestations et le poids du digital et des réseaux sociaux ne sont-ils pas une menace pour ce mode d’expression d’une contestation ? et ne faut-il pas craindre pour la démocratie ?
Le digital et des réseaux sociaux jouent davantage un rôle amplificateur qu’un rôle de substitut. En revanche l’état d’urgence dont les dispositions sont entrées dans la loi, en France, puis «l’état d’urgence sanitaire » constituent des menaces pour les libertés publiques. En France où ce dernier n’a pas empêché la reprise des manifestations face à des plans sociaux ou en lien avec black lives matter, en plein confinement, le Conseil d’État, saisi par des syndicats et la Ligue des droits de l’Homme, a tranché en faveur de la liberté de manifester et appelé à suspendre l’application de l’interdiction des rassemblements de plus de 10 personnes pour les manifestations dans l’espace public dès lors que les « mesures barrières » sont respectées.
Plus globalement constatons que les manifestations n’ont jamais été aussi nombreuses. Les 32 premiers mois du quinquennat d’Emmanuel Macron ont été marqués par 21 mois de mobilisations sociales et manifestations. Du jamais vu. On peut y voir un symptôme de la crise de la démocratie représentative, question qu’elles ne sauraient résoudre à elles seules
Au XIXeme siecle, la manifestation de type moderne s’est affirmée dans des cadres institutionnels, juridiques et politiques spécifiques à chaque État, dans des chronologies différant de l’un à l’autre. En France, les manifestations ainsi comprises se distinguent des « journées » et autres mouvements de la rue du premier xixe siècle au terme d’un processus engagé à partir de la victoire des Républicains. Le décret-loi d’octobre 1935 qui introduit le principe de la déclaration préalable les inscrit dans une démarche de coconstruction avec les pouvoirs publics. Elles cessent en outre de jouer un rôle décisif dans la naissance ou la mort des régimes, en 1940, 1944 ou 1958, mais s’imposent, en revanche, comme des composantes déterminantes des crises internes au système politique, en février 1934 comme en mai 1968. Dans ces deux circonstances, elles en constituent l’élément déclencheur de la crise et sont un des moyens de sa résorption.
Les organisations à leur origine s’opposent frontalement sur leurs interprétations du régime et de ses valeurs mais s’inscrivent dans un même système manifestant, doté de ses codes, implicites, de sa symbolique, de ses espaces et d’une commune inscription dans une histoire nationale disputée. Les forces capables de réactiver le principe d’une nécessaire « levée en masse » contre tout ennemi menaçant le régime, ancrée dans l’imaginaire national, et de mobiliser dans la rue au nom des valeurs de la République, — antifascistes en 1934, gaullistes en 1968 —, l’emportent, chaque fois sur ceux de leurs adversaires dont les manifestations initiales avaient fait fonction de détonateur — droite antiparlementaire en 1934 et mouvement syndical et étudiants en 1968.
Ce sont leurs manifestations qui, en étroite interaction avec un processus électoral, déterminent la nature politique de l’issue à la crise, dans le cadre du régime existant. Ce mode d’action qui constitue par sa un instrument de la démocratie a donc acquis une centralité politique qu’on ne retrouve pas au même titre dans les autres démocraties occidentales. La disparition contemporaine de ce type de crises n’a nullement signifié la fin des manifestations qui sont, au contraire, en croissance exponentielle, comme partout dans le monde, de l’initiative d’acteurs toujours plus nombreux et plus diversifiés, mobilisés sur des causes éclatées.
Les manifestations françaises sont devenues comme ailleurs des réponses à la mise en crise des Etats sociaux via des reformes libérales, avec des poussées liées aux crises systémiques de la mondialisation libérale au tournant du siècle, en 2008 et 2019. S’en suit une perte relative de la spécificité des manifestations françaises . Ce basculement et ses modalités françaises font l’objet d’un nouvel ouvrage qui paraîtra à la mi octobre (On est là. La manif en crise, Editions du Détour).
Dans cette perspective comment analysez-vous la violence qui s’est exprimée notamment dans le sillage des « gilets jaunes » ?
En France la mobilisation collective, sous la forme de grèves et de manifestations souvent liées ou de la Résistance à l’occupant, a contribué à l’adoption puis à l’extension des droits collectifs et des mesures de protection sociale, en 1936, 1944, 1968. A partir du tournant néo-libéral des années 1980 et jusqu’à la fin du siècle, elle a mis en échec les attaques à leur encontre, en 1995 en particuliers. La violence que vous évoquez s’explique par plusieurs facteurs. Dans une France qui connaît comme tous les autres pays une croissance des inégalités, les gouvernements successifs se sont attachés avec succès à mettre en échec la plupart des manifestations, de droite (la manif pour tous ) ou de gauche (réforme des retraites), depuis 2003. Le président Macron a de surcroît marginalisé les corps intermédiaires, syndicats en premier lieu.
La désespérance du plus grand nombre peut alors basculer vers la colère et la révolte. Soulignons toutefois que cette violence, qui n’est pas totalement inédite, est accrue par des politiques de maintien de l’ordre déployées à l’encontre des manifestants depuis 2012. Elles sont un facteur d’escalade à contre-courant des politiques de médiation aujourd’hui en vigueur dans la plupart des démocraties occidentales.
Plus proche de nous, avec la crise sanitaire, la manifestation d’une opposition quel que soit son objet, ne devrait-elle pas se réinventer ?
Ce mode d’action s’est sans cesse réinventé durant plus d’un siècle et n’a, bien sur, pas fini de le faire. Des tentatives d’adaptation à la crise sanitaire ont vu le jour le Premier mai sous l’espèce de manifestations virtuelles ou depuis les balcons des immeubles. Mais outre le fait que nous espérerons qu’un vaccin vienne le plus vite possible à bout du covid, force est de constater que ces expressions substitutives ne répondent pas aux fonctions que les manifestants assignent à leur action, destinée entre autres fins à mettre à l’agenda des questions frappées d’invisibilité et à construire du collectif en permettant par là à ceux qui se sentent écrasés par les réformes libérales de se reconstruire en sujet agissant.
En définitive, les contraintes qui pèsent sur les manifestations et le poids du digital et des réseaux sociaux ne sont-ils pas une menace pour ce mode d’expression d’une contestation ? et ne faut-il pas craindre pour la démocratie ?
Le digital et des réseaux sociaux jouent davantage un rôle amplificateur qu’un rôle de substitut. En revanche l’état d’urgence dont les dispositions sont entrées dans la loi, en France, puis «l’état d’urgence sanitaire » constituent des menaces pour les libertés publiques. En France où ce dernier n’a pas empêché la reprise des manifestations face à des plans sociaux ou en lien avec black lives matter, en plein confinement, le Conseil d’État, saisi par des syndicats et la Ligue des droits de l’Homme, a tranché en faveur de la liberté de manifester et appelé à suspendre l’application de l’interdiction des rassemblements de plus de 10 personnes pour les manifestations dans l’espace public dès lors que les « mesures barrières » sont respectées.
Plus globalement constatons que les manifestations n’ont jamais été aussi nombreuses. Les 32 premiers mois du quinquennat d’Emmanuel Macron ont été marqués par 21 mois de mobilisations sociales et manifestations. Du jamais vu. On peut y voir un symptôme de la crise de la démocratie représentative, question qu’elles ne sauraient résoudre à elles seules