Traduction, réseau et innovations
Pour ces théoriciens, le monde ne doit pas être pensé en termes de groupes sociaux, mais dans une logique de réseau, à savoir en termes de relations, d’associations, de formation de collectifs, tous acteurs confondus (Barabel, Meier, 2015). Ces relations s'établissent par des opérations de « traduction » (chaines), par lesquelles des acteurs individuels ou collectifs se posent en porte-parole et cherchent à enrôler de nouveaux acteurs. Dans cette configuration, tout acteur est un réseau et inversement. L'action d'une entité du réseau entraîne la modification de ce dernier. Ainsi, toute action menée au sein du réseau a une incidence sur les composantes du réseau. Le réseau peut ici se définir comme une méta-organisation, regroupant des humains et des « non-humains » lesquels agissent soit comme médiateurs ou intermédiaires les uns vis-à-vis des autres. Cette mise en relation entre ces différents acteurs doit permettre de développer l'innovation. L'innovation ne relève donc pas d’un fait technique. Elle se présente comme un processus complexe non linéaire en constante évolution, un construit collectif aux dimensions sociales et techniques (mobilisation d’actants humains et non humains aux rationalités variées et parfois antagoniques). De ce fait, le succès des innovations dépend de la réussite d’une association inédite entre des acteurs multiples et différents au sein d’un réseau socio-technique donné.
Problématisation et intéressement
À partir de ces concepts, Latour et Callon proposent une méthode pour traduire un réseau et tenter de le modifier. La problématisation, première étape de la traduction, consiste à formuler les problèmes et proposer des solutions. Cette mise en mouvement s’opère autour d’un projet provisoire et minimum, englobant les intérêts de chacune des entités. Le second moment est constitué par l’intéressement et les alliances qui se constituent. Quand les actants sont identifiés, ils doivent y être intéressés, c’est-à-dire qu’ils doivent accepter la problématisation proposée par le traducteur en accord avec leurs propres logiques. Des alliances vont ainsi être scellées autour de cette problématisation. Cela passe par conséquent, par l’établissement de relations entre actants et parfois par la rupture de relations antérieures. Durant cette phase, il s’agit de négocier, convaincre, reformuler pour s’adapter à la réalité des acteurs qui vont eux même évoluer et préciser leurs points de vues. Un intéressement réussi doit confirmer la validité de la problématisation, Si l’intéressement est réussi, il permettra de jeter les bases d’un alignement des actants identifiés, en vue de consolider le réseau.
Enrôlement et mobilisation
L’intéressement des acteurs doit ainsi permettre de les enrôler, c’est à dire de définir et attribuer des fonctions précises aux différentes parties impliquées qui doivent l’accepter (enrôlement). Les actants construisent donc leur rôle dans une sorte de division des tâches qui va permettre de consolider le réseau et d'enraciner ceux qui les lient au sein du réseau. La dernière étape porte sur la mobilisation : chaque actant a désormais des porte-paroles désignés ou émergents, qui sont mobilisés autour du projet de changement. C’est durant cette phase que le réseau se consolide ou s’affaiblit en fonction des épreuves de force qui s’engagent. Il s’agit alors de les identifier, à travers les différentes controverses qui marquent le réseau. Les controverses et les compromis sont des repères pour identifier la dynamique du réseau et l’évolution de sa convergence ou de sa divergence (Meier, Missonier, 2012). La controverse est en elle-même une forme d’interaction qui affecte la nature des relations. C’est une forme typique d’interaction, discursive ou pratique, qui remet en cause le statu quo entre les différentes entités dans ou hors du réseau. Une controverse va ainsi générer des négociations. La phase de mobilisation est donc essentielle. Elle correspond à la convocation progressive d'acteurs qui s'allient et font « masse » pour rendre crédibles et indiscutables un projet ou une innovation. Cette mobilisation, au-delà des systèmes d'alliances, a une dimension physique, concrétisée par toute une série de déplacements au sein du réseau constitué. Il y a convergence, lorsque le réseau socio-technique parvient à fédérer l’ensemble des acteurs hétérogènes, en les faisant participer et adhérer au projet et débouche sur l’élaboration et la diffusion d’innovations.
Conclusion
La sociologie de la traduction permet de rompre avec une approche disjonctive, où l’objet et le sujet sont déconnectés en situant les processus de changement et d’innovation dans le monde réel et l’expérience. Ici, les acteurs et les objets sont parties prenantes du processus et n'existent qu'en relation les uns avec les autres, dans une ontologie relationnelle. La notion de "constitution mutuelle" est par conséquent fondamentale. La théorie de l’acteur-réseau met à disposition un cadre d’analyse et une méthodologie, permettant de suivre l’évolution d’un projet (ou innovation) et la nature des interactions entre les différents actants. Elle propose ainsi un protocole méthodologique comprenant plusieurs phases : la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement et la mobilisation. A travers ce cadre d’analyse, Akrich, Callon et Latour montrent que le succès des innovations dépend avant tout de la réussite d’une association inédite entre des acteurs multiples et différents (acteurs humains et non humains). De cette association active, de la mobilisation et de la coopération de tous, peut alors émerger un réseau socio-technique potentiellement convergent, propice à l'innovation.
Pour aller plus loin
Akrich M., Callon M., Latour B., Sociologie de la traduction, textes fondateurs. Presses des Mines, 2006.
Callon, M., « Eléments pour une sociologie de la traduction », L’année sociologique, N° 36, 1986, p. 169-208. Callon, M., « Sociologie des Sciences et économie du changement technique : l’irrésistible montée des réseaux technico-économiques », In Ces réseaux que la raison ignore, Centre de Sociologie de l’Innovation (Eds.), L’Harmattan, Paris, 1992, p. 53-78.
Callon, M., « Le réseau comme forme émergente et comme modalité de coordination :le cas des interactions stratégiques entre firmes industrielles et laboratoires académiques », in Réseau et coordination, M. Callon, Cohendet, Curien, Dalle Eymard-Duvernay, Foray &Schenk, Economica, Paris, 1999, p. 13-64.
Meier O., Missonier A-S., « Analyse des systèmes d'interactions à l'oeuvre au sein d'un projet TI : mise en évidence d'une perspective dynamique et relationnelle », Systèmes d'Information et Management, 17, 2012, p. 7-48.
Meier O., Missonier S., Trajectory of an IT Project network: Convergence, divergence and adjustement process. European Conference on Information Systems (ECIS) 2012 Proceedings. AIS Electronic Library (AISeL).
Meier O., Schier G., « The Early Succession Stage of a Family Firm: Exploring the role of agency rationales and stewardship attitudes », Family Business Review, 29(3), p. 256-277.
Meier O., Barabel M., Manageor, 3ème éd., Dunod, 2015.