Renaud Sainsaulieu et l’identité au travail

23/03/2020


Renaud Sainsaulieu est l'un des principaux théoriciens français de la sociologie des organisations. Il démontre que l'espace de travail n'est pas seulement un espace de lutte, mais qu’il modèle les individus par les interactions quotidiennes qu'il procure. A partir d'enquêtes menées dans des entreprises publiques et privées, il propose six modes différents d’identité collective.



L'entreprise comme lieu de production sociale

Avec Les Relations de travail à l'usine puis L'Identité au travail, Renaud Sainsaulieu identifie des processus identitaires différents en fonction des moyens dont disposent les individus pour obtenir la reconnaissance d'autrui. Selon cette vision, l'identité au travail dépendrait des conditions d'accès au pouvoir au sein de ces interactions. Le sociologue analyse six modèles d’identité au travail.

Pour le sociologue, l'entreprise ne doit pas seulement se voir comme un lieu de production économique. Elle est aussi une entité culturelle, sociale et politique qui produit du lien social .

Les six grands types d'identités au travail

Renaud Sainsaulieu définit l’identité au travail comme la « façon dont les différents groupes au travail s’identifient aux pairs, aux chefs, aux autres groupes, l’identité au travail est fondée sur des représentations collectives distinctes, construisant des acteurs du système social d’entreprise » (Sainsaulieu, 1977). L’enjeu de l’identité au travail est donc la reconnaissance de soi par autrui. C’est dans le projet et les interactions sociales que le sujet va pouvoir affirmer son identité.

Les travaux de Renaud Sainsaulieu distinguent ainsi six grands types d’« identités au travail » : les modèles "fusionnel," "négocié", "affinitaire", "réglementaire" (retrait), ainsi que les identités professionnelle « de service public » et « entrepreneuriale ».

Le modèle communautaire ou fusionnel décrit la situation de travailleurs dont le pouvoir individuel est faible mais qui sont agrégés à un collectif important (forte solidarité/ approche communautaire / identification horizontale), sous la bannière d’un leader (dépendance envers l'autorité), à l'image des syndicats (identification verticale). Ce modèle se retrouve généralement chez les ouvriers d’usine ou les employés de bureau qui vont compenser leur faiblesse individuelle par la lutte collective (unité du groupe).

A l’opposé, on peut trouver le modèle négocié qui concerne plutôt des travailleurs hautement qualifiés (fonction d’encadrement) qui ont un véritable pouvoir individuel (qualifications professionnelles, compétences techniques, expertises) et sont donc à même de négocier individuellement dans l’organisation-entreprise le contenu et les modalités de leur activité (autonomie, reconnaissance, responsabilités).

Le modèle affinitaire concerne également des travailleurs plutôt qualifiés mais dont le rapport au travail et la carrière sont marqués par une volonté d’ascension sociale (ambition personnelle) et un fonctionnement en réseau, généralement hors du cadre de l’entreprise (mobilité externe). Dans ce type de configuration, le travailleur n’est pas attaché à son organisation, contrairement au modèle précédent. Le modèle affinitaire est donc plus individualiste et se construit sur des affinités (système de préférences). Il n’y a pas sur le plan collectif, de véritables solidarités entre collègues mais simplement des affinités (relations affectives).

Le modèle du retrait ou "réglementaire "caractérise les travailleurs désinvestis dans leur rapport au travail. Leur vie se trouve bien souvent en dehors de la sphère professionnelle. Ce modèle concerne généralement des individus non qualifiés ou déclassés (travailleurs immigrés, population jeune, ouvriers non qualifiés) qui n’attendent ni n’espèrent rien de leur activité professionnelle. Le travail n’est qu’un moyen de subvenir à ses besoins. Il représente une contrainte. Même si certains salariés peuvent forger leur identité hors du travail, le modèle de retrait est donc davantage subi que souhaité (désengagement).

Suite à des enquêtes ultérieures, deux autres types d’identités ont été ajoutés (Francfort, Sainsaulieu et al., 1995) : l’identité professionnelle « de service public » (interactions avec l'usager) et l’identité « entrepreneuriale ». L’identité professionnelle « de service public » caractérise les personnes attachées à rendre un service social, commercial ou pédagogique, à l’instar des travailleurs sociaux (éducateurs, assistantes sociales, animateurs socio-culturels…). L’identité « entrepreneuriale » concerne ceux qui s’impliquent dans l’organisation du collectif de travail autour d’un projet qui fédère les acteurs concernés (forte participation à la conception et au développement du projet). Ces travaux montrent que l’enjeu du positionnement de l’individu dans l’organisation de travail est son projet et les formes de réalisation, qui peuvent l'amener à des modes d'engagement différents.

Conclusion

Renaud Sainsaulieu a su concilier des analyses académiques avec une pratique professionnelle originale. Celle-ci avait pour caractéristique de rendre perméables les frontières entre les mondes de la recherche et de l’entreprise, en s'appuyant sur la démarche d’enquête et l’exigence d’investigation. Son étude sur les identités au travail a permis d'aborder la question de la socialisation et des effets culturels du travail, en présentant le pouvoir comme un "signe social". Renaud Sainsaulieu a su mettre en lumière la dimension culturelle dans l'activité professionnelle, autour du concept d'identité au travail. A l'appui de son expérience et de ses observations, il a su montrer que l'entreprise va au delà d'une organisation traversée par des rapports de domination. En refusant de suivre les orientations de la sociologie du travail, il a permis de réhabiliter l'entreprise comme un lieu central de socialisation, qui dispose d'une dimension culturelle, sociale et politique.
 
Le cadre d'analyse proposé par R. Sainsaulieu permet d'éclairer encore aujourd'hui bien des situations. Néanmoins, ce travail mériterait d'être actualisé face au développement des nouvelles technologies, aux changements sociétaux en cours et aux nouvelles formes de travail et d’organisations, qui laissent entrevoir d'autres formes d'identités au travail.

Pour aller plus loin

Sainsaulieu R., Les Relations de travail à l'usine, Éditions des Organisations, 1973.
Sainsaulieu R., L'Identité au travail, Les effets culturels de l'organisation, Presses FNSP, 1977. Sainsaulieu R., Apprentissage culturel dans le travail, in Psychologie du travail, Éd. EME, 1978.
Sainsaulieu R., Sociologie de l'organisation et de l'entreprise, Presses FNSP-Dalloz, 1987.
Francfort I., Sainsaulieu R. et al., Les Mondes sociaux de l'entreprise, Desclée de Brouwer, 1995.
Meier O., Barabel M., Manageor, 3ème édition, Dunod, 2015.

Note: