Pour une écologie positive

Christian Lévêque
15/02/2023


La biodiversité est devenue un enjeu de société avec des prises de position dans lesquelles interfèrent des considérations utilitaires, sécuritaires, économiques, éthiques et émotionnelles. Dans ce contexte on a vu émerger des groupes de pression qui voudraient en faire un enjeu normatif tant sur le plan écologique que moral. Certains font ainsi le procès de l’espèce humaine accusée de détruire la nature et, pour faire bonne mesure, de mettre en danger l’avenir de l’humanité.



Avec la COP15-biodiversité, on voit refleurir les discours apocalyptiques sur l’érosion de la biodiversité. Pour le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, l’Humanité est devenue une « arme d’extinction massive de la nature et de la biodiversité », et il dénonce des « orgies de destruction ». Sur France inter le 9 décembre 2022, Dominique Bourg que l’on qualifie de philosophe, n’a pas été en reste : "l'espèce humaine est la seule qui défèque et urine dans sa niche. Et en général nos dirigeants sont là pour optimiser ce petit jeu…». Je m’interroge sérieusement sur ce «philosophe» qui tient des propos aussi indécents fleurant bon l’Ancien Régime et la manière dont la noblesse considérait les manants. Et de nombreux bien-pensants de l’écologie, dans les pays riches, ont tenu des propos similaires qui font florès dans les médias avides de ces lapidations publiques. C’est tellement tendance de se gausser des autres et de critiquer la société en se faisant passer pour un chevalier blanc ou en endossant le costume du gourou qui vous prédit l’apocalypse si vous ne respectez pas mieux la nature. Ça flatte les égos à n’en pas douter… 
 
Pour ces extraterrestres qui se croient autorisés à porter un jugement de valeur sur l’espèce humaine, Sapiens est une espèce nuisible (sauf bien entendu, une petite caste d’élus dont ils font partie. ) qui détruit une nature généreuse parée de toutes les vertus. On se demande pourquoi ils ne poursuivent pas ouvertement le raisonnement : pour protéger la nature, éradiquons les hommes... En réalité ils prennent une position plus hypocrite : exclure les humains des aires protégées. C’est la politique des ONG depuis plusieurs décennies, mais comme ça ne marche pas, il en faut toujours plus.
 
Soyons clairs : nos rapports à la nature ne sont pas exempts de critiques et il est sans aucun doute nécessaire d’en discuter. Mais je ne sais pas quelle est cette entité « Homme », si détestable, semble-t-il, dont parlent ces « philosophes ». J’ai connu des individus violents et cupides et d’autres, bienveillants et amicaux. J’ai vu des gens tuer tout ce qui vit, hommes y compris, et d’autres recueillir des animaux blessés. J’ai vu des Occidentaux venir se détendre dans une nature aseptisée et des paysans africains aux abois face aux ravages des criquets migrateurs. Bref, les rapports que nous entretenons avec la nature sont divers et contrastés et ne se résument pas à cette caricature qu’en font certains philosophes occidentaux. Partant de là il faut accepter cette pluralité de l’espèce humaine qui n’est pas que cette image nauséeuse qu’en donnent certains militants qui sont devenus des spécialistes de la lapidation philosophique et médiatique de Sapiens.
 
Le credo de ces militants, fortement empreint de mysticisme, c’est que nous devons vivre en harmonie avec la nature, et protéger cette mère Nature à qui nous devons tout. Cette idéologie s’appuie sur un biais cognitif majeur : la nature est bonne par essence, ce qui est une sinistre plaisanterie. Il faut avoir les yeux de Chimène des écologistes pour assimiler la nature à un univers bucolique dans lequel tout est harmonie. La nature est un univers où règne la violence. Le terme policé de chaine trophique cache ainsi une réalité qui dérange : pour se nourrir il faut consommer et donc tuer d’autres êtres vivants. Les humains ne font pas exception à la règle. Au cours de son évolution, Sapiens a dû, en permanence, se protéger des agressions de certaines espèces et se nourrir en étant lui-même l’agresseur d’autres espèces. Ceux qui assimilent la nature au jardin d’Eden et à la mère Nature feignent d’ignorer qu’elle a aussi le visage de Chronos qui dévore ses enfants. Si nos bien-pensants qui vivent dans leur confort urbain ont oublié ce qu’est le travail de la terre, le paysan du Sahel st quant à lui journellement confronté aux nuisances de la nature.
 
La vision mystique de la nature, et cette haine de l’humanité, que je ne partage en aucune manière, est alimentée par de grandes ONG internationales de protection de la nature. Ces dernières, proches de la deep écology, répandent régulièrement dans les médias des fausses informations destinées à créer une atmosphère anxiogène auprès d’un public mal informé. Elles propagent ainsi la croyance, d’origine théologique, selon laquelle l’homme s’est cru tout puissant au point de se considérer comme le maitre de la nature qu’il saccage sans retenue. Une spéculation qui a fortement contribué à créer un sentiment de culpabilité envers la nature, et qui occulte le fait que Sapiens comme les autres non humains vit avec la peur des nuisances de la nature dont il cherche à se protéger. Ces militants propagent également le dogme qu’une belle nature est une nature qui n’a pas été modifiée par les humains, d’où cette idée récurrente que pour retrouver la nature d’origine, il faut la débarrasser des artifices dont nous l’avions affublée, voire la mettre tout simplement à l’abri dans des sanctuaires.

Si, en aménageant la nature pour en faire usage, les hommes sont accusés de la détruire, que penser alors de cette attitude totalement schizophrène qui consiste à donner le label de parc naturel à la Camargue qui est une zone humide fortement anthropisée. Plus généralement nous apprécions cette nature européenne, avec ses bocages, ses alpages, et ses paysages ruraux, dans laquelle les prédateurs sont sous contrôle. Donc anthropisation n’est pas synonyme de « dégradation » à moins bien évidemment que l’on continue de penser, comme les créationnistes, que la nature est immuable et que le moindre aménagement est une transgression.
 
Le point d’orgue de cette idéologie est la politique d’apartheid qui consiste à exclure les humains pour protéger la nature. Les ONG exigent à la COP15 que 30% de la surface des terres soit protégée, mais on voit poindre une ambition encore plus grande puisque certaines parlent déjà d’un objectif de 50%. Mesdames et Messieurs les écologistes vous n’avez pas le monopole de la nature ! Comme beaucoup d’autres, je ne veux pas vivre parqué dans des réserves indiennes afin que vous puissiez réaliser vos fantasmes et que les gardiens du temple puissent s’esbaudir de la beauté de la nature pendant que les autres s’entasseront dans des ghettos urbains.
 
Oui la cohabitation est possible, pas besoin d’aller très loin. Nous en avons de nombreux exemples qui peuvent servir de référence si l’on change de logiciel et si nous acceptons de réintégrer les humains comme des acteurs de la nature et non comme de vulgaires barbares. En tenant un discours systématiquement alarmiste, on crée des peurs qui n’ont pas lieu d’être et on occulte les efforts couronnés de succès qui ont été réalisés par des naturalistes pour restaurer des populations en déclin. Invoquer encore l’érosion de la biodiversité en Europe, c’est une démarche malhonnête sur le plan intellectuel, quand on sait que les effectifs de beaucoup d’espèces de vertébrés sont en pleine croissance [1] [2]. Si c’est le cas, et si de nombreuses espèces viennent par ailleurs s’installer sur notre continent, c’est bien une preuve qu’elles y trouvent de bonnes conditions pour cela.  Les faits démentent ainsi les discours médiatiques qui parlent d’une dégradation généralisée de la biodiversité.
 
Je voudrais aussi rappeler que cette idéologie occidentale réifiant la nature est devenue une forme déguisée de néocolonialisme. Ces mêmes ONG qui avaient négocié la Convention sur la Biodiversité espéraient à l’époque être investies du rôle de gendarme mondial de la biodiversité avec un droit d’ingérence, ce que les pays ont bien entendu refusé. Un peu à la manière des religions chrétiennes elles se croient investies de la mission d’imposer leur vision théologique au monde entier. Sauf que, lorsqu’on a faim ou que l’on vit dans des conditions sanitaires difficiles, on a d’autres priorités. Le paysan du Sahel comme autrefois les paysans français pense d’abord à survivre. Je suis convaincu que c’est avec l’élévation du niveau de vie que l’on peut se permettre de regarder la nature avec d’autres yeux que celui qui vit la nature comme une contrainte. Les mesures coercitives telles que les aires protégées sont des provocations pour les populations locales. Élever le niveau de vie des moins favorisés pour réduire la natalité (la transition démographique) est le meilleur moyen pour que les humains puissent manifester plus d’empathie à l’égard de la biodiversité. C’est un tout autre enjeu humaniste que de déplacer des populations pour protéger la nature [3]. Mais c’est aussi bien plus difficile que de se répandre en invectives contre les humains dans les médias.
 
Pour réfléchir à l’avenir de nos rapports à la nature, il faut changer de logiciel. Plutôt que de donner la parole aux chantres de l’extinction qui se gargarisent de l’expression mère Nature pour mieux nous culpabiliser, j’aimerais entendre ceux qui respectent l’être humain tout en ayant bien conscience de la diversité de ses comportements, souvent liés aux conditions d’existence. J’aimerais que l’on en finisse avec cette idéologie mortifère qui n’a d’autre objectif que de nous faire adhérer aux diktats d’une poignée de militants qui cherchent à imposer un ordre moral. J’aimerais que l’on nous parle de ce qui va bien et de ce que nous considérons comme exemplaire en matière de cohabitation pour nous donner de l’espoir en l’avenir. Si des excès ont été commis, nous n’avons pas tout faux pour autant ! Mais bien évidemment cela risque d’écorner le fonds de commerce des marchands de peur ! Et, puisque nous approchons de Noël, j’aimerais que l’écologie scientifique retrouve le chemin de la rigueur qui est la vertu cardinale des scientifiques comme mes maitres me l’ont enseigné. La première, en écologie, étant de baser ses interprétations sur des données validées sur le terrain et non sur des spéculations.  Ce qui pose la question du positionnement de ces écologues-militants qui disent parler au nom de la science, mais qui sont en réalité des adeptes de mère Nature et qui participent à la lapidation de l’espèce humaine, par conviction ou par intérêt.

Christian Lévêque est directeur de recherches émérite de l'IRD, ex-directeur du Programme Environnement, Vie et Sociétés du CNRS, Président honoraire de l'Académie d'Agriculture de France.
 
[1] https://fr.businessam.be/les-grands-mammiferes-font-un-retour-spectaculaire-en-europe-il-y-a-30-fois-plus-de-bisons-quen-1960/
[2] https://actionecologie.org/2022/12/08/etude-biodiversite-faut-il-vraiment-paniquer-lorsque-tant-despeces-se-portent-mieux/
[3] Blanc G. 2020. Le colonialisme vert.Flammarion.