Dans une récente étude sur les modes managériales, vous exprimez des réserves quant au nouveau statut d’entreprise à mission. Pourtant n’est-il pas positif que l’entreprise se reconnaisse des devoirs à l’égard de la société ?
Il est tout à fait naturel que les entreprises aient des devoirs à l’égard de la société puisqu’elles sont, conjointement avec d’autres institutions comme, par exemple, la famille, l’une des forces organisatrices de celle-ci. En revanche, j’ai plus de réserve sur la traduction de cette réalité dans le statut spécifique d’“entreprise à mission” directement inspirée des Benefit Corporations nord-américaines. Cette origine anglo-saxonne n’est pas neutre. En effet, la plupart des entreprises à mission issues de la loi Pacte de 2019 ne sont pas nées sous ce statut. À l’instar de Danone, il s’agit plutôt de grandes entreprises qui l’adoptent dans une sorte de quête de rédemption. Les entreprises à mission ne sont pas sans rappeler les personnalités publiques américaines qui, sous l’influence des églises évangéliques, renouvellent publiquement leur baptême en jurant, les larmes aux yeux, de mener désormais une existence pleinement vertueuse.
Vous remettez donc en cause la sincérité de cette démarche ?
Non, le caractère quelque peu ostentatoire de l’adoption de ce statut ne remet pas nécessairement en cause leur sincérité. En revanche, il révèle que le moteur de cette mutation est la mauvaise conscience. L’entreprise à mission est une entreprise qui doute de sa légitimité naturelle et cherche, en dehors d’elle-même, un motif capable de justifier son existence. Et c’est bien là que, selon moi, le bât blesse ! Car cette dynamique la conduit presque inévitablement à faire sienne des causes eschatologiques généralement assez éloignées de son activité réelle. Même lorsque ces démarches sont sincères, elles prennent fréquemment un tour un peu artificiel. Souvent les entreprises à mission promettent, peu ou prou, de “sauver la planète”. D’où une interrogation : et si, en se consacrant à cette grande et noble cause, l’entreprise à mission en venait à négliger ses devoirs plus immédiats à l’égard de ses salariés, ses clients, ses prestataires, ses partenaires, son territoire… Jean-Jacques Rousseau mettait déjà en garde : “Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins…”
Selon vous, les entreprises à mission seraient ainsi portées à se détourner de leur véritable “raison d’être” ?
La création de ce statut repose, à mon sens, une vision du monde biaisée selon laquelle, il y aurait d’un côté l’entreprise et de l’autre la société, si bien que l’adoption d’une mission spécifique serait, pour l’entreprise le seul moyen de trouver une place dans la société. Or cette séparation entre l’économique et le social est totalement artificielle. Comme l’écrit Philippe Silberzahn, professeur à l’EM Lyon Business School, “l’économie est intrinsèquement sociale, et le social se nourrit d’économie. Danone emploie 100 000 personnes, gère 80 sites de production, nourrit la planète avec des produits de qualité, maintient un savoir-faire français au niveau mondial, fait vivre des fournisseurs français, donne leur fierté à des régions entières et des milliers d’acteurs économiques… Comme contribution sociétale c’est plutôt pas mal. Essayez de distinguer l’économique du sociétal là-dedans !” Dans une société telle que la nôtre, hantée par le déclassement, menacée par des déficits budgétaires abyssaux et par le déséquilibre de la balance commerciale, j’ai la conviction que le devoir des entreprises est avant tout de créer de la richesse pour contribuer à la prospérité collective plutôt que de porter un discours sociétal sur lesquelles leur légitimité est quand même assez faible…
Pourtant, n’est-il pas naturel que des entreprises aient, elles aussi, des valeurs ?
Les entreprises ont toujours eu des valeurs mais elles avaient la modestie de les relier à leur activité et d’en faire la promotion en interne. Aujourd’hui plus que des valeurs, les entreprises prétendent avoir des idéaux et entendent les promouvoir dans la société entière. Elles ne s’en cachent d’ailleurs pas puisqu’elles revendiquent ouvertement cet “activisme d’entreprise”. De la sorte, elles s’arrogent, dans la société, un rôle qui est plutôt celui des églises ou des partis politiques. Cela me semble très néfaste pour les équilibres de la société mais aussi ceux de l’entreprise elle-même. Frédéric Fréry, professeur de management à l’ESCP Business School met ainsi en garde contre les conséquences de cet activisme. “Le premier risque que court l’entreprise est de heurter les convictions de ses parties prenantes et ainsi de provoquer chez elle un profond malaise. En effet, si l’entreprise devient politique, rien ne dit que les idéaux qu’elle défendra seront partagés, et notamment par tous ses salariés, tous ses actionnaires ou tous ses clients. Par définition, le militantisme est partisan. Par nature, l’engagement politique est discriminant. Par essence, les opinions ne sont jamais unanimes. Faudra-t-il bientôt choisir son fournisseur d’énergie ou son opérateur de téléphonie en fonction de ses opinions ? Finiront-ils par choisir eux-mêmes leurs clients ? Avons-nous réellement intérêt à ce que la politique s’éloigne des partis et des États pour échoir à des entreprises privées ? Quel contrôle auront alors les citoyens ? Ces questions sont loin d’être anodines.”
Cependant, nombre de managers vous diront que les salariés eux-mêmes sont avides de sens…
C’est parfaitement exact mais, pour l’avoir vérifié sur le terrain, je peux vous assurer que ces salariés ne sont absolument pas dupes des grands discours qui accompagnent l’activisme d’entreprise. Ils sont beaucoup plus sensibles à des réalités tangibles telles que la possibilité d’effectuer un travail de qualité, dans le respect des clients et des partenaires et bien sûr des salariés eux-mêmes. Toutes les études sur le bonheur au travail démontrent que les salariés épanouis sont ceux qui disposent des moyens nécessaires pour accomplir un travail de qualité et qui sont reconnus pour leur contribution. En d’autres termes, le sens au travail doit découler du travail lui-même et de la façon dont il est accompli plutôt que de discours idéologiques ou de proclamations de foi déconnectées des pratiques quotidiennes.
Dès lors que devraient faire les entreprises pour assumer leurs responsabilités à l’égard de la société ?
Elles doivent d’abord faire en sorte d’être rentable et efficace pour créer des emplois dans le pays, rémunérer leurs prestataires, investir dans la recherche, innover, exporter et bien sûr aussi contribuer au fonctionnement de la société en s’acquittant loyalement de leurs impôts. Sur ce dernier point, je partage l’avis de Frédéric Fréry qui estime que distinguer les entreprises qui payent le plus de charges et d’impôts permettrait d’établir un classement beaucoup plus pertinent de leur vertu que leurs professions de foi idéologiques…
Philippe Schleiter est spécialiste du changement dans les organisations. Consultant depuis 15 ans et lui-même chef d’entreprise, il accompagne de nombreux dirigeants de grandes sociétés dans la conduite des projets de transformation à fort enjeu humain. Il a récemment publié Management, le grand retour du réel (VA Éditions), un vibrant plaidoyer le retour au bon sens managérial.