Quoiqu’il en fût, il découla de cette situation, pour le moins inattendue, des promesses de dons qui se déversèrent pour atteindre à ce jour, près d’un milliard d’euros. S’en suivit une polémique sur ces élans de générosité et leurs affectations. Qui n’y est pas allé de son commentaire intempestif et moyenâgeux pour dire qu’il faut donner, sur le principe, sans compter, sans chercher à comprendre. Le don étant, par essence, la réponse absolue et indiscutable à l’empathie et la compassion nous honorant de toutes ses vertus. D’autres y virent l’indécence d’une société du spectacle ou les millions des grandes fortunes affluèrent pour des raisons tant de défiscalisation que de médiatisation. Cette situation obligeant à un arbitrage compassionnel et concurrentiel entre les causes en éclairant notre présupposée modernité concupiscente par une justice médiatique décidant de ce qui est moral ou non en lieu et place de ce qui est légal ou pas.
Qu’en est-il en réalité ? Et pourrait-on dire qu’en définitive, tout se déroule comme d’accoutumée ? N’avons donc nous pas été, une fois de plus, enfumé par de mauvaises polémiques, plutôt que par de sains et bons désaccords qui auraient dû déclencher des prises de conscience nécessaires à la mise en place d’une véritable politique patrimoniale dans notre pays avec l’aide internationale, fût-elle privée ?
LE COQ À TERRE, TOUT UN SYMBOLE
« Il n’y a pas une culture française, il y a une culture en France et elle est diverse ». Cette déclaration qu’Emmanuel Macron fit le samedi 4 février à Lyon, capitale des Gaules, lui revint sûrement en tête, le soir même, en voyant Notre-Dame de Paris brûler. Il dut aussi se remémorer son anniversaire. Né un 21 décembre, il fêta ses 40 ans le 16 décembre 2017 dans le château de François Ier à Chambord, joyau architectural qui, comme le spécifie le domaine sur son site internet, nous permet de parcourir « 500 ans d’histoire de France en quelques heures ».
Si certains pensent malheureusement que la culture n’a pas d’histoire spécifique, mais se confond au mieux avec l’histoire humaine en général, nul ne peut encore contester que le patrimoine des peuples et de l’humanité mérite d’être sauvegardé comme des biens universels. Des populations aborigènes d’Australie jusqu’aux Français. L’UNESCO s’y attelle pour éviter, précisément, que ces patrimoines ne soient piétinés, dilapidés par des inconséquents.
Et cette tâche est particulièrement difficile. Des Bouddhas de Bâmiyân classés au patrimoine mondial de l’UNESCO aujourd’hui disparus après avoir été détruits en mars 2001 par les talibans en passant par le minaret penché de Mossoul et sa mosquée adjacente, Al-nouri, détruits mercredi 21 juin 2017 ou encore les destructions à Palmyre, Nimrud ou celle du temple de Baal, combien d’autres trésors ont été détruits par des guerres et des conflits à répétitions ? Ici pourtant, pas de conflits, juste un incendie pendant des travaux. Mais le résultat semble le même que pour une catastrophe humanitaire, au Yémen par exemple.
Quelle que soit l’ampleur de ces situations, elles semblent n’être plus que quelques images de plus sur un écran, au même titre qu’un million d’espèces en voie de disparition ne sont désormais pas plus qu’une information. Mais en réalité ce qui les transforme en drame, c’est qu’elles ne sont pas juste quelques sinistres de plus au compteur planétaire, mais la preuve que notre humanité disparaît en direct live. Ceci laisse à penser qu’il ne faut jamais se résigner à penser que les icônes, même sacrées, supplantent le divin.
C’EST NOTRE HUMANITÉ QUI DISPARAÎT
Les missions humanitaires comme la lutte contre le changement climatique ne sont pas juste des « missions », des « actions », des « campagnes » de sensibilisation ou d’appels aux dons. Il s’agit ici même de ce qui nous définit comme acteurs d’une humanité commune, un patrimoine commun de valeurs et de principes. Au-delà des organisations, le mandat associatif en est le Graal, le reste n’est qu’intendance. Et quand l’intendance prend le pas sur le reste, il y a fort à parier qu’on ne saura même plus où se trouvera le Graal quand on le cherchera.
Ce patrimoine commun de l’humanité indique à chaque peuple, y compris les Français, qu’il dispose d’un ensemble de biens culturels et naturels présentant un intérêt exceptionnel pour l’héritage commun de l’humanité et qu’il faut reconnaître et préserver. Et il eut fallu, en l’espèce et ici précisément à Notre-Dame de Paris, avoir su la protéger, à la hauteur des enjeux qu’elle représente ne serait-ce qu’en termes de symboles pour des millions de personnes.
Mais pour cela, encore faut-il en avoir conscience. Concernant « notre » patrimoine, tout le monde s’accorde à dire qu’il est à l’abandon et que les Français sont incapables de le conserver. Ici se situe, à mon sens la première raison d’une polémique qui aurait bien mérité d’avoir lieu. Comment sauver le patrimoine de la France des négligences de nos politiques bien françaises et de ses inconséquences répétées.
Les Français ont cela de si spécifique qu’il leur semble indispensable de dire au monde ce qu’il doit faire plus qu’eux-mêmes de faire ce qu’ils disent. Il suffit de regarder la cathédrale de Saint-Denis pour comprendre à quel point la question patrimoniale en France reste politique. Un peu comme à une certaine époque, en Égypte, les statues de personnages tombés en disgrâce étaient martelées, leurs noms et visages effacés comme celui d’Amon ou d’Akhenaton. Et donc, au nom de l’histoire récente on ne devrait plus considérer l’histoire patrimoniale de notre pays comme partie intégrante de notre Histoire, de ses savoirs et ne pas en financer son entretien, faute d’argent et parce que représentant une époque honnie par le pouvoir d’aujourd’hui. L’on vend pour cela, à tour de bras et aux plus offrants, les biens nationaux que l’on ne peut plus financer.
Notre-Dame est un bien spécifique de la France et des chrétiens, mais c’est aussi un bien commun qui échappe aux Français. Et les autochtones que nous sommes redécouvrent que, dans notre propre pays, sur notre sol, au milieu des bois et forêts comme à l’angle des bouches de métro ou des bureaux, des parcs et jardins, on peut côtoyer des joyaux que le monde entier nous envie et vient visiter.
Qu’on le veuille ou non, nous sommes les héritiers et détenteurs d’une culture et de savoir-faire, comme ceux des compagnons du devoir. Ils virent ainsi, en 2010, le compagnonnage inscrit par l’UNESCO sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Et tout dernièrement, l’admission de cette association à la Conférence des grandes écoles marqua la reconnaissance des valeurs humaines et professionnelles qu’elle défend depuis toujours.
Et pourtant, pas un mot dans la bouche du premier d’entre nous qui aurait dû, à ce moment-là précisément, dire que les bâtisseurs de cathédrales avaient une véritable culture et que chaque pierre posée comme chacune des poutres de cette forêt invisible aux yeux, et qui soutenait la toiture de N-D de Paris, avait une vocation universelle. C’est ce qu’il nous fallait reconstruire, ici chez nous d’abord. Pas simplement une charpente en cinq ans, mais un projet collectif qui avait un sens et une tradition, une culture et une histoire millénaire. Mais le sens ici fut perdu. Comme le verbe, le mot et tout ce qui s’en suit, ceux qui devaient en être les héritiers et les défenseurs, au-delà des reliques, ne savent plus ce que signifiait le coq en haut de la flèche de Notre-Dame retrouvé à terre par la suite. Le coq à terre, tout un symbole, une perte d’orientation totale, et c’est le monde entier qui nous en veut.
COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ ?
L’idée ici n’est pas de débattre des responsabilités quant au sinistre en lui-même, les spécialistes sont à l’œuvre et nous saurons peut-être un jour ce qu’il se passa ce jour-là. Il s’agit ici plutôt de la responsabilité morale à propos d’un des monuments les plus visités d’Europe, un des symboles de l’histoire de France, pays le plus fréquenté au monde avec plus de 80 millions de visiteurs chaque année. Il ne s’agit pas non plus de parler de rentabilité ou de reconstruction, d’architecture, de modernité, de style ou que sais-je encore, mais d’une responsabilité totale dans la perte de connaissance que nous avons opérée « en nous-mêmes ».
Notre-Dame de Paris est un joyau, qui n’appartient plus aux Parisiens et aux Français. Un peu comme les ONG humanitaires et de solidarité se pensent indépendantes et privées alors qu’elles appartiennent, en réalité, à tous ceux et celles qui les soutiennent depuis des années comme aux bénéficiaires qui les espèrent. Elles font cause commune et corps commun avec eux. Il s’agit donc ici de redevabilité de notre État-nation face au reste du monde. Si nous nous pensons héritiers ou détenteurs de valeurs et d’un patrimoine universel, alors notre responsabilité est universelle et appartient à tous.
Dès lors, il va bien falloir que les Français comprennent qu’une partie de leurs richesses et de leur patrimoine ne leur appartient plus et fait partie d’un patrimoine plus global. Au même titre que l’opinion mondiale prend conscience des ressources mondiales communes à notre humanité comme l’eau, l’air, les forêts, le monde animal, etc., nous devons considérer qu’une partie de ce que nous estimons être « notre propriété » appartient désormais à d’autres aussi. Peut-on oser ici la comparaison avec la Mecque dont la gestion par l’Arabie Saoudite est contestée par certains musulmans ou l’Amazonie dont la bonne gestion par le Brésil est mise en question ? Toute comparaison n’étant pas raison, on en retiendra pourtant deux notions :
Ainsi la polémique sur les dons, telle qu’elle s’est exprimée jusqu’à aujourd’hui est le degré zéro d’une réflexion qui aurait dû permettre de revisiter nos politiques patrimoniales et leurs financements au-delà d’un loto qui ne peut résoudre, à lui tout seul, les enjeux du sujet. Pas plus qu’un impôt ne le ferait. Et pourtant, les Français déjà surtaxés vont devoir encore contribuer. C’est un conflit digne du débat entre Bernard de Clairvaux (1090-1153) et l’abbé Suger de Saint-Denis (1081-1151) pour faire entrer la lumière dans les édifices par des vitraux ou continuer de laisser les églises dans la pénombre.
Il ne s’agit donc pas, en l’occurrence, de mettre en concurrence des causes entre elles, de savoir si le montant collecté est à la hauteur de celui des travaux. Je rappelle pour l’occasion que, pour le tsunami en Asie du Sud-Est en 2005, 1,8 milliard de dollars de dons avaient été offerts pour un besoin réel de 1,3 milliard de dollars annoncé par les assurances. Une polémique entre ACF et MSF s’était déclenchée alors. La première demandant l’arrêt des dons, car elle en avait assez pour opérer de façon satisfaisante et ACF, la seconde, d’en redemander encore, arguant que les besoins dépassaient les questions médicales et le temps de l’urgence. Mais ne s’agit-il pas en réalité de trouver les nouvelles modalités spécifiques et innovantes du financement respectif de chacune des causes. Aujourd’hui tous les modes de financement sont les mêmes et rien ne favorise l’émergence d’innovations dans ce secteur enfermé dans un conservatisme et des normes du siècle passé.
ENCORE UNE OCCASION RATÉE
J’ai bien peur qu’en ce qui concerne le financement de notre patrimoine, comme de nos associations et fondations, nous ayons encore une fois loupé le coche. Rien de nouveau sous les tropiques : La machine compassionnelle s’est mise en marche, les discussions sur les montants des dons continuent, celles sur la priorisation des causes se sont un peu calmées tandis que les polémiques sur une flèche moderne versus une flèche à l’identique émergent. Mais rien sur l’innovation dans les financements. Alors que nous avions une occasion inespérée de faire financer notre patrimoine national par des mécanismes internationaux de collecte, nous n’avions même pas un site internet dédié le soir même de la catastrophe pour collecter des dons en provenance du monde entier. Pas de porte-parole responsable du patrimoine de la France – en dehors de Stéphane Bern qui fait ce qu’il peut en tentant de mettre en place des mécanismes nouveaux – n’a pu prendre la parole expliquant ce qui relevait de l’état ou de l’église, de l’état ou de la municipalité de Paris. Aucune data-visualisation de ce que nous perdions en savoirs et connaissances dans les flammèches télévisuelles. Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu des compagnons du devoir sur les plateaux télé, pas plus que des historiens de l’art médiéval, du roman ou du gothique, des experts dans la taille de pierre, les vitraux, le bois. Ah, si ! Un producteur déclara offrir les bois dont on ne sait plus vraiment en définitive de quand ils datent.
Pourquoi se poser la question d’ailleurs sur qui repose la responsabilité concrète de l’édifice plutôt que de chercher quelques responsabilités chez des ouvriers fumeurs ? Car ce qui s’est passé à Notre Dame ressemble, à s’y méprendre, à ce qu’il se passe dans le pays, ou dans de nombreuses organisations de solidarité internationale. La compassion supplante la raison, le sens se perd et on ne sait plus pourquoi l’on tourne dans nos roues comme des hamsters.
Les modalités de collecte en France sont désuètes et toutes les structures utilisent les mêmes mécanismes, les mêmes logiques, travaillent les mêmes donateurs, les mêmes cibles avec les mêmes messages et techniques. L’inventivité n’y a plus sa place, pas plus que l’innovation et la créativité. Engoncées dans des corsets, les associations et les fondations ne font que reproduire des mécanismes qu’elles se sont fait imposer par l’État et les organismes représentatifs et pour finir par elles-mêmes. Elles subissent et défendent des normes d’un système éculé qui les prend en otages. S’en suit une concurrence compassionnelle où celui qui fera le plus pleurer dans les chaumières remportera le gros lot. En découle aussi, assez naturellement, un net désintérêt des Français pour soutenir les générosités. On y évoquera l’ISF, la CSG et je ne sais combien de mécanismes financiers ou de défiscalisation pour justifier la baisse des dons, mais on n’évoquera pas la responsabilité directe du carcan dans lequel ce secteur s’est enfermé lui-même.
On ne peut que constater que depuis maintenant des décennies, lorsqu’un événement d’ampleur ultra médiatisé stimule la compassion, l’émotion et non la raison, d’aucuns pensent qu’il eut fallu cet argent pour une autre cause que celle pourquoi ceux et celles qui le donnaient souhaitaient le voir utilisé. Cette situation est mortifère pour les acteurs de la solidarité dont l’économie est fondée sur le don.
En effet, à force de vouloir le marketiser et l’enfermer dans des logiques purement comptables, ils en oublient l’humanité qui le porte, le pensant juste le fruit pavlovien d’un stimulus émotionnel. Et cette humanité est désormais en dehors des frontières nationales et utilise des moyens dématérialisés, algorithmiques, bientôt issus de la blockchain qui n’ont plus rien à faire des frontières nationales.
La France peut ainsi continuer à se couper du monde dans de nombreux domaines y compris par son incapacité à recevoir des soutiens mondiaux lors d’un événement comme celui de Notre-Dame. Mais il est surtout symptomatique des pratiques d’un secteur qui n’arrivent plus à faire face aux nouveaux enjeux de la communication solidaire tout en perdant le sens de l’exercice de son métier et de la finalité des missions des organisations pour lesquelles il s’est structuré.
Il en allait de même chez les bâtisseurs de cathédrales. Finalement, la connaissance s’est perdue et l’on n’y voit plus que des monuments que l’on imagine reconstruire en cinq ans. Et Victor Hugo d’écrire dans Notre-Dame de Paris : « l’architecture est le grand livre de l’humanité, l’expression principale de l’homme à ses divers états de développement, soit comme force, soit comme intelligence ». Tout cela sous l’œil des médias 24/24 qui n’y ont vu que du feu et Fulcanelli dut se retourner dans sa tombe.
Qu’en est-il en réalité ? Et pourrait-on dire qu’en définitive, tout se déroule comme d’accoutumée ? N’avons donc nous pas été, une fois de plus, enfumé par de mauvaises polémiques, plutôt que par de sains et bons désaccords qui auraient dû déclencher des prises de conscience nécessaires à la mise en place d’une véritable politique patrimoniale dans notre pays avec l’aide internationale, fût-elle privée ?
LE COQ À TERRE, TOUT UN SYMBOLE
« Il n’y a pas une culture française, il y a une culture en France et elle est diverse ». Cette déclaration qu’Emmanuel Macron fit le samedi 4 février à Lyon, capitale des Gaules, lui revint sûrement en tête, le soir même, en voyant Notre-Dame de Paris brûler. Il dut aussi se remémorer son anniversaire. Né un 21 décembre, il fêta ses 40 ans le 16 décembre 2017 dans le château de François Ier à Chambord, joyau architectural qui, comme le spécifie le domaine sur son site internet, nous permet de parcourir « 500 ans d’histoire de France en quelques heures ».
Si certains pensent malheureusement que la culture n’a pas d’histoire spécifique, mais se confond au mieux avec l’histoire humaine en général, nul ne peut encore contester que le patrimoine des peuples et de l’humanité mérite d’être sauvegardé comme des biens universels. Des populations aborigènes d’Australie jusqu’aux Français. L’UNESCO s’y attelle pour éviter, précisément, que ces patrimoines ne soient piétinés, dilapidés par des inconséquents.
Et cette tâche est particulièrement difficile. Des Bouddhas de Bâmiyân classés au patrimoine mondial de l’UNESCO aujourd’hui disparus après avoir été détruits en mars 2001 par les talibans en passant par le minaret penché de Mossoul et sa mosquée adjacente, Al-nouri, détruits mercredi 21 juin 2017 ou encore les destructions à Palmyre, Nimrud ou celle du temple de Baal, combien d’autres trésors ont été détruits par des guerres et des conflits à répétitions ? Ici pourtant, pas de conflits, juste un incendie pendant des travaux. Mais le résultat semble le même que pour une catastrophe humanitaire, au Yémen par exemple.
Quelle que soit l’ampleur de ces situations, elles semblent n’être plus que quelques images de plus sur un écran, au même titre qu’un million d’espèces en voie de disparition ne sont désormais pas plus qu’une information. Mais en réalité ce qui les transforme en drame, c’est qu’elles ne sont pas juste quelques sinistres de plus au compteur planétaire, mais la preuve que notre humanité disparaît en direct live. Ceci laisse à penser qu’il ne faut jamais se résigner à penser que les icônes, même sacrées, supplantent le divin.
C’EST NOTRE HUMANITÉ QUI DISPARAÎT
Les missions humanitaires comme la lutte contre le changement climatique ne sont pas juste des « missions », des « actions », des « campagnes » de sensibilisation ou d’appels aux dons. Il s’agit ici même de ce qui nous définit comme acteurs d’une humanité commune, un patrimoine commun de valeurs et de principes. Au-delà des organisations, le mandat associatif en est le Graal, le reste n’est qu’intendance. Et quand l’intendance prend le pas sur le reste, il y a fort à parier qu’on ne saura même plus où se trouvera le Graal quand on le cherchera.
Ce patrimoine commun de l’humanité indique à chaque peuple, y compris les Français, qu’il dispose d’un ensemble de biens culturels et naturels présentant un intérêt exceptionnel pour l’héritage commun de l’humanité et qu’il faut reconnaître et préserver. Et il eut fallu, en l’espèce et ici précisément à Notre-Dame de Paris, avoir su la protéger, à la hauteur des enjeux qu’elle représente ne serait-ce qu’en termes de symboles pour des millions de personnes.
Mais pour cela, encore faut-il en avoir conscience. Concernant « notre » patrimoine, tout le monde s’accorde à dire qu’il est à l’abandon et que les Français sont incapables de le conserver. Ici se situe, à mon sens la première raison d’une polémique qui aurait bien mérité d’avoir lieu. Comment sauver le patrimoine de la France des négligences de nos politiques bien françaises et de ses inconséquences répétées.
Les Français ont cela de si spécifique qu’il leur semble indispensable de dire au monde ce qu’il doit faire plus qu’eux-mêmes de faire ce qu’ils disent. Il suffit de regarder la cathédrale de Saint-Denis pour comprendre à quel point la question patrimoniale en France reste politique. Un peu comme à une certaine époque, en Égypte, les statues de personnages tombés en disgrâce étaient martelées, leurs noms et visages effacés comme celui d’Amon ou d’Akhenaton. Et donc, au nom de l’histoire récente on ne devrait plus considérer l’histoire patrimoniale de notre pays comme partie intégrante de notre Histoire, de ses savoirs et ne pas en financer son entretien, faute d’argent et parce que représentant une époque honnie par le pouvoir d’aujourd’hui. L’on vend pour cela, à tour de bras et aux plus offrants, les biens nationaux que l’on ne peut plus financer.
Notre-Dame est un bien spécifique de la France et des chrétiens, mais c’est aussi un bien commun qui échappe aux Français. Et les autochtones que nous sommes redécouvrent que, dans notre propre pays, sur notre sol, au milieu des bois et forêts comme à l’angle des bouches de métro ou des bureaux, des parcs et jardins, on peut côtoyer des joyaux que le monde entier nous envie et vient visiter.
Qu’on le veuille ou non, nous sommes les héritiers et détenteurs d’une culture et de savoir-faire, comme ceux des compagnons du devoir. Ils virent ainsi, en 2010, le compagnonnage inscrit par l’UNESCO sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Et tout dernièrement, l’admission de cette association à la Conférence des grandes écoles marqua la reconnaissance des valeurs humaines et professionnelles qu’elle défend depuis toujours.
Et pourtant, pas un mot dans la bouche du premier d’entre nous qui aurait dû, à ce moment-là précisément, dire que les bâtisseurs de cathédrales avaient une véritable culture et que chaque pierre posée comme chacune des poutres de cette forêt invisible aux yeux, et qui soutenait la toiture de N-D de Paris, avait une vocation universelle. C’est ce qu’il nous fallait reconstruire, ici chez nous d’abord. Pas simplement une charpente en cinq ans, mais un projet collectif qui avait un sens et une tradition, une culture et une histoire millénaire. Mais le sens ici fut perdu. Comme le verbe, le mot et tout ce qui s’en suit, ceux qui devaient en être les héritiers et les défenseurs, au-delà des reliques, ne savent plus ce que signifiait le coq en haut de la flèche de Notre-Dame retrouvé à terre par la suite. Le coq à terre, tout un symbole, une perte d’orientation totale, et c’est le monde entier qui nous en veut.
COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ ?
L’idée ici n’est pas de débattre des responsabilités quant au sinistre en lui-même, les spécialistes sont à l’œuvre et nous saurons peut-être un jour ce qu’il se passa ce jour-là. Il s’agit ici plutôt de la responsabilité morale à propos d’un des monuments les plus visités d’Europe, un des symboles de l’histoire de France, pays le plus fréquenté au monde avec plus de 80 millions de visiteurs chaque année. Il ne s’agit pas non plus de parler de rentabilité ou de reconstruction, d’architecture, de modernité, de style ou que sais-je encore, mais d’une responsabilité totale dans la perte de connaissance que nous avons opérée « en nous-mêmes ».
Notre-Dame de Paris est un joyau, qui n’appartient plus aux Parisiens et aux Français. Un peu comme les ONG humanitaires et de solidarité se pensent indépendantes et privées alors qu’elles appartiennent, en réalité, à tous ceux et celles qui les soutiennent depuis des années comme aux bénéficiaires qui les espèrent. Elles font cause commune et corps commun avec eux. Il s’agit donc ici de redevabilité de notre État-nation face au reste du monde. Si nous nous pensons héritiers ou détenteurs de valeurs et d’un patrimoine universel, alors notre responsabilité est universelle et appartient à tous.
Dès lors, il va bien falloir que les Français comprennent qu’une partie de leurs richesses et de leur patrimoine ne leur appartient plus et fait partie d’un patrimoine plus global. Au même titre que l’opinion mondiale prend conscience des ressources mondiales communes à notre humanité comme l’eau, l’air, les forêts, le monde animal, etc., nous devons considérer qu’une partie de ce que nous estimons être « notre propriété » appartient désormais à d’autres aussi. Peut-on oser ici la comparaison avec la Mecque dont la gestion par l’Arabie Saoudite est contestée par certains musulmans ou l’Amazonie dont la bonne gestion par le Brésil est mise en question ? Toute comparaison n’étant pas raison, on en retiendra pourtant deux notions :
- D’abord celle d’une obligation, d’un devoir moral mondial concernant les cultures et vraisemblablement la nécessité d’un tribunal pénal international dédié à la sauvegarde de ces dernières comme biens fondamentaux de l’humanité (dont l’environnement) devant lequel les inconséquents devraient pouvoir être traduits. Tout comme des génocidaires par exemple.
- Et ensuite la question de la redevabilité. Nous sommes redevables aux millions de personnes qui viennent nous visiter. Nous leur devons de maintenir et entretenir ce patrimoine. Pas pour nous, si nous ne le voulons pas, mais au moins pour eux qui le souhaitent et qui désormais veulent même le financer directement. Les Français seuls n’en ont plus les moyens, on le sait, et il est grand temps d’ouvrir les fenêtres et faire entrer la lumière.
Ainsi la polémique sur les dons, telle qu’elle s’est exprimée jusqu’à aujourd’hui est le degré zéro d’une réflexion qui aurait dû permettre de revisiter nos politiques patrimoniales et leurs financements au-delà d’un loto qui ne peut résoudre, à lui tout seul, les enjeux du sujet. Pas plus qu’un impôt ne le ferait. Et pourtant, les Français déjà surtaxés vont devoir encore contribuer. C’est un conflit digne du débat entre Bernard de Clairvaux (1090-1153) et l’abbé Suger de Saint-Denis (1081-1151) pour faire entrer la lumière dans les édifices par des vitraux ou continuer de laisser les églises dans la pénombre.
Il ne s’agit donc pas, en l’occurrence, de mettre en concurrence des causes entre elles, de savoir si le montant collecté est à la hauteur de celui des travaux. Je rappelle pour l’occasion que, pour le tsunami en Asie du Sud-Est en 2005, 1,8 milliard de dollars de dons avaient été offerts pour un besoin réel de 1,3 milliard de dollars annoncé par les assurances. Une polémique entre ACF et MSF s’était déclenchée alors. La première demandant l’arrêt des dons, car elle en avait assez pour opérer de façon satisfaisante et ACF, la seconde, d’en redemander encore, arguant que les besoins dépassaient les questions médicales et le temps de l’urgence. Mais ne s’agit-il pas en réalité de trouver les nouvelles modalités spécifiques et innovantes du financement respectif de chacune des causes. Aujourd’hui tous les modes de financement sont les mêmes et rien ne favorise l’émergence d’innovations dans ce secteur enfermé dans un conservatisme et des normes du siècle passé.
ENCORE UNE OCCASION RATÉE
J’ai bien peur qu’en ce qui concerne le financement de notre patrimoine, comme de nos associations et fondations, nous ayons encore une fois loupé le coche. Rien de nouveau sous les tropiques : La machine compassionnelle s’est mise en marche, les discussions sur les montants des dons continuent, celles sur la priorisation des causes se sont un peu calmées tandis que les polémiques sur une flèche moderne versus une flèche à l’identique émergent. Mais rien sur l’innovation dans les financements. Alors que nous avions une occasion inespérée de faire financer notre patrimoine national par des mécanismes internationaux de collecte, nous n’avions même pas un site internet dédié le soir même de la catastrophe pour collecter des dons en provenance du monde entier. Pas de porte-parole responsable du patrimoine de la France – en dehors de Stéphane Bern qui fait ce qu’il peut en tentant de mettre en place des mécanismes nouveaux – n’a pu prendre la parole expliquant ce qui relevait de l’état ou de l’église, de l’état ou de la municipalité de Paris. Aucune data-visualisation de ce que nous perdions en savoirs et connaissances dans les flammèches télévisuelles. Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu des compagnons du devoir sur les plateaux télé, pas plus que des historiens de l’art médiéval, du roman ou du gothique, des experts dans la taille de pierre, les vitraux, le bois. Ah, si ! Un producteur déclara offrir les bois dont on ne sait plus vraiment en définitive de quand ils datent.
Pourquoi se poser la question d’ailleurs sur qui repose la responsabilité concrète de l’édifice plutôt que de chercher quelques responsabilités chez des ouvriers fumeurs ? Car ce qui s’est passé à Notre Dame ressemble, à s’y méprendre, à ce qu’il se passe dans le pays, ou dans de nombreuses organisations de solidarité internationale. La compassion supplante la raison, le sens se perd et on ne sait plus pourquoi l’on tourne dans nos roues comme des hamsters.
Les modalités de collecte en France sont désuètes et toutes les structures utilisent les mêmes mécanismes, les mêmes logiques, travaillent les mêmes donateurs, les mêmes cibles avec les mêmes messages et techniques. L’inventivité n’y a plus sa place, pas plus que l’innovation et la créativité. Engoncées dans des corsets, les associations et les fondations ne font que reproduire des mécanismes qu’elles se sont fait imposer par l’État et les organismes représentatifs et pour finir par elles-mêmes. Elles subissent et défendent des normes d’un système éculé qui les prend en otages. S’en suit une concurrence compassionnelle où celui qui fera le plus pleurer dans les chaumières remportera le gros lot. En découle aussi, assez naturellement, un net désintérêt des Français pour soutenir les générosités. On y évoquera l’ISF, la CSG et je ne sais combien de mécanismes financiers ou de défiscalisation pour justifier la baisse des dons, mais on n’évoquera pas la responsabilité directe du carcan dans lequel ce secteur s’est enfermé lui-même.
On ne peut que constater que depuis maintenant des décennies, lorsqu’un événement d’ampleur ultra médiatisé stimule la compassion, l’émotion et non la raison, d’aucuns pensent qu’il eut fallu cet argent pour une autre cause que celle pourquoi ceux et celles qui le donnaient souhaitaient le voir utilisé. Cette situation est mortifère pour les acteurs de la solidarité dont l’économie est fondée sur le don.
En effet, à force de vouloir le marketiser et l’enfermer dans des logiques purement comptables, ils en oublient l’humanité qui le porte, le pensant juste le fruit pavlovien d’un stimulus émotionnel. Et cette humanité est désormais en dehors des frontières nationales et utilise des moyens dématérialisés, algorithmiques, bientôt issus de la blockchain qui n’ont plus rien à faire des frontières nationales.
La France peut ainsi continuer à se couper du monde dans de nombreux domaines y compris par son incapacité à recevoir des soutiens mondiaux lors d’un événement comme celui de Notre-Dame. Mais il est surtout symptomatique des pratiques d’un secteur qui n’arrivent plus à faire face aux nouveaux enjeux de la communication solidaire tout en perdant le sens de l’exercice de son métier et de la finalité des missions des organisations pour lesquelles il s’est structuré.
Il en allait de même chez les bâtisseurs de cathédrales. Finalement, la connaissance s’est perdue et l’on n’y voit plus que des monuments que l’on imagine reconstruire en cinq ans. Et Victor Hugo d’écrire dans Notre-Dame de Paris : « l’architecture est le grand livre de l’humanité, l’expression principale de l’homme à ses divers états de développement, soit comme force, soit comme intelligence ». Tout cela sous l’œil des médias 24/24 qui n’y ont vu que du feu et Fulcanelli dut se retourner dans sa tombe.
Bruno-Georges DAVID a collaboré avec les plus grandes marques internationales en occident et dans l’ex-bloc soviétique. Il est Président Fondateur de Communication Sans Frontières, il accompagne de très nombreuses ONG et a collaboré avec plusieurs écoles et universités. Il enseigne aujourd'hui à l'université de Paris-Est Créteil, au CELSA et l’École des Métiers de l’Information.
Il est l'auteur de : "ONG, compassion à tous les rayons ?"