"Les acteurs économiques se doivent de lutter plus intensément contre la corruption"

Bruno Crescent
17/12/2021


La compliance tient moins au respect des règles de droit qu’aux dispositions prises par l’entreprise pour prévenir les risques d’infractions et de dérives qui mènent à la corruption et plus globalement au manquement à l’éthique des affaires. Le JDE a interrogé Bruno Crescent, ex-directeur des achats du groupe EDF, sur les règles concrètes qui ont balisé son action et celle de ses équipes.



J’ai dès le départ mis en place au sein de mon entité des règles simples mais intangibles pour éviter les dérives et donner des repères concrets à appliquer. Il s’agissait pour moi de créer de réflexes logiques et de bon sens, qui permettent de se positionner avec clarté vis-à-vis de son interlocuteur-fournisseur et de lui faire comprendre que l’entreprise n’accepterait aucun des avantages, voire privilèges, qui sont souvent attachés à la fonction. Trop souvent des pratiques douteuses, liées au laxisme, ont terni l’image de la fonction achat, alors que, fort heureusement, la grande majorité des acteurs de la profession sont intègres et soucieux des règles d’éthique et de leur capacité à éviter les conflits d’intérêt.
 
Au-delà du fait simple que cette discipline doit être érigée en hygiène de vie, gare à ceux qui la transgressent maintenant, car avec la promulgation de la loi Sapin 2, les acteurs économiques se doivent de lutter plus intensément contre la corruption, sauf à s’exposer à de lourdes condamnations en cas de dérives, même celles qui pourraient apparaitre comme vénielles, sans compter les dégâts consécutifs que subit l’entreprise en termes d’image. A cet égard, voici quelques principes et attitudes que je me suis toujours appliqué et que j’ai systématiquement transmis aux acheteurs qui travaillaient dans mes équipes.
 
Tout d’abord, le comportement :
  Ne pas laisser planer la moindre ambiguïté sur sa probité et ne pas accepter un cadeau ou une faveur qui soit peu ou prou relié à la négociation d’un marché. 
  Adopter une attitude neutre dans un entretien et respecter en toute circonstance son interlocuteur, qui peut parfois aborder une négociation avec une forte pression de son entreprise pour enlever un marché... Cette approche évite aussi  à l’acheteur de se positionner dans une attitude de supériorité, condamnable compte tenu du contexte. J’insiste toujours sur cet aspect primordial de la relation d’équilibre avec le fournisseur et du respect qui lui est dû. 
  Lors d’une invitation à un repas au restaurant, toujours choisir le menu plutôt que la carte et privilégier un vin peu onéreux, lorsque le choix est proposé par le fournisseur.
  Lorsque un repas est réitéré, toujours payer l’addition en alternance avec le fournisseur, afin d’équilibrer la relation et ne pas donner l’impression de « se goberger aux frais de la princesse »… Cela est d’autant plus important à mes yeux que le repas d’affaires est une séquence conviviale, qui peut favoriser une discussion, mais qui a dans certains cas une fréquence élevée, ce qui justifie d’autant plus cette répartition équilibrée des frais. Dans le cas contraire, cela donne une impression négative de l’entreprise aux yeux du fournisseur. Cette règle doit être d’autant plus respectée que l’entreprise que l’on représente est importante et le fournisseur plus petit. Il en va de sa propre réputation autant que de celle de son entreprise.
  Ne pas accepter d’invitations ostentatoires, donc coûteuses, telles que des week-ends tous frais payés. Il faut en effet évaluer correctement le coût global de ce genre de proposition, même si elle est présentée de manière très conviviale. Au pire, il vaut mieux passer pour un rabat-joie que pour un profiteur. Tout au plus, peut-on/doit-on participer à un voyage à caractère professionnel, comme une visite d’unités de production plus ou moins lointaines, mais il faut alors demander à ce que ses frais de voyage et d’hôtel soient pris en charge par son entreprise. A la fin de la journée, comme disent les Britanniques, on en est que mieux respecté…
  Concernant les invitations à un évènement sportif, à un spectacle ou à un événement culturel, là-aussi la bonne mesure doit être de mise. On accepte une invitation à un match de football, de rugby ou de tennis, parfois agrémenté d’une coupe de champagne. On refuse catégoriquement une invitation à une semaine de Coupe du Monde, ce même si l’événement se déroule « à domicile ». Sur le même mode, on évite aussi d’être « abonné » à la loge du fournisseur dans un stade ou une salle de spectacle… La réputation de « pilier » profiteur est alors vite établie…
  Ensuite, les cadeaux :
  Il s’agit là-aussi de faire preuve de bon sens et de mesure, car la pratique peut parfois se révéler assez insidieuse et mettre le récepteur du cadeau en très mauvaise posture…
  Dans un but pédagogique, je donne toujours quelques exemples pratiques : accepter un stylo Cross, qui est déjà un bel objet, mais refuser un Montblanc. Accepter une montre Swatch de premier prix, qui deviendra peut-être un collector (!), mais refuser une Rolex… même en acier… et même si l’on approche de la cinquantaine !... Dans tous les cas, on doit privilégier l’acceptation du cadeau qui est siglé du nom de l’entreprise qui vous le donne, et qui rentre dans la catégorie des objets promotionnels du fournisseur. Accepter une ou deux bouteilles d’un vin de terroir, mais refuser une caisse de grand cru. D’autres exemples de même nature doivent être traités avec le même discernement.
  Accepter le cadeau traditionnel de bienvenue pratiqué systématiquement par des pays comme le Japon et la Chine. Le refuser serait interprété comme une offense. Pour autant, il faut néanmoins s’assurer que l’objet reste d’une valeur compatible avec sa destination.
  Eviter de communiquer son adresse personnelle, lorsqu’elle vous est demandée, pour ne pas favoriser la livraison à domicile d’un présent, dont, de surcroît, on ne connait pas d’emblée la valeur. Au-delà de son coût intrinsèque, la « discrétion » d’une telle livraison, qui reste dans tous les cas tracée, peut laisser croire que vous avez sollicité le cadeau… C’est dans ce contexte que j’évoquais précédemment le caractère potentiellement insidieux de la démarche. 
 
Cette liste n’est pas exhaustive, mais en appliquant ces quelques règles de bon comportement, l’acheteur agira au mieux des intérêts et de l’image de son entreprise. Il évitera de se mettre dans des situations dangereuses pour lui et conservera aussi ce qui est le plus immatériel mais le plus valorisant, sa « liberté » de conscience !


Bruno Crescent