Considérez-vous l’ajout régulier de mots à la langue française comme un enrichissement ?
Il va de soi qu’une langue vivante se modifie par la création populaire, l’invention littéraire ou par ajout de néologismes (nécessaires pour nommer des nouveautés techniques ou culturelles par exemple). Depuis Richelieu, c’est le peuple qui est censé faire la langue et l’Académie française entériner parmi ses innovations celles qui seront dignes du « bon usage ». Ceci n’a rien à voir avec les jargons produits par certaines professions pour se distinguer du commun des mortels, ou pire, par les langues idéologiques - comme la novlangue dans 1984 d’Orwell ou la langue de bois soviétique - dont la fonction était de rendre obligatoire une vision idéologique de la réalité (et d’en dissimuler certains aspects faute de mots pour la contester).
Par ailleurs, quand des bureaucraties décident de modifier les règles du masculin ou du féminin, d’ajouter « iel » comme pronom neutre ou d’imposer des formules censées prouver leur vertu (leur tolérance sur les questions de genre, de race, etc.), cela contredit l’idée que la langue est produite par le peuple : une minorité veut lui imposer ses mots pour imposer sa vision du monde. Et son statut supérieur.
Pourquoi avez-vous décidé de définir cette liste de termes ?
Il m’a semblé surtout en période électorale, intéressant de prendre 45 mots, relativement récents et qui font l’objet de controverses, ceux dont chaque camp idéologique tend à promouvoir (ou au contraire à combattre l’usage). Tel dénoncera la ou le complotisme des populistes ou les phantasmes identitaires, tandis que tel autre ripostera en accusant le premier de wokisme ou d’islamogauchisme, ce qui lui vaudra de se faire répliquer que ces pseudo concepts sont des symptômes de la zemmourisaiton des esprits et ainsi de suite. Les mots imposent des catégories mentales comme progressisme, radicalisation, hégémonie ou guerre de l’information qui serviront à expliquer le réel, ou à désigner des idées adverses comme fausses ou dangereuses. Celui qui fait prédominer son vocabulaire fait prédominer l’enchaînement des idées ou des jugements en un processus typiquement idéologique.
Est-il compliqué de définir précisément certaines expressions ?
Par définition oui, puisque j’ai systématiquement choisi de mots contestés dont au moins deux camps donnent des acceptions différentes. Beaucoup servent à désigner des dangers (le fonctionnement du capitalisme de surveille par des algorithmes, les ingérences 2.0 au service d’hégémonies idéologiques, ou la radicalisation du discours de haine) donc ils sont censés en dire la nature, ou fournir par leur seul énoncé des explications à la situation politique. Ce qui implique suggérer des choix. D’autres termes - allant de cancel culture à déclinisme, en passant par droitisation, progressisme ou universalisme servent à classer les idées, à s’identifier à un camp et à flétrir l’autre. Ou encore ce sont des mots servant à qualifier les intellectuels, l’influence, le clivage droite gauche ou l’autorité comme des forces qui produisent des croyances, donc ce que pense l’autre. Qu’il s’agisse d’expliquer le réel ou de désigner l’adversaire et sa façon de penser, ces processus idéologiques sont d’opposition et contestation. Définir un mot, c’est acquérir du pouvoir.
François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'IRIS vient de publier "La bataille des mots" (VA Éditions).