La percolation ou la géométrie de la contagion

Ann Defrenne-Parent
17/02/2022


Combinant géométrie et statistiques, la physique des systèmes désordonnés regroupe les travaux sur la percolation, sur les objets fractals et sur le chaos.



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Dans quelles conditions l’eau traverse-t-elle le percolateur de la machine à café qui est un filtre, comment un feu se propage-t-il dans une forêt, une épidémie se répand-elle dans une population ?

Si à priori, ces trois problèmes semblent paraître sans lien, ils posent néanmoins tous les trois le même questionnement : comment une connexion s’établit-elle d’un bout à l’autre à partir d’un ensemble d’éléments qui ne sont reliés entre eux que partiellement et de façon aléatoire ?

Percolation, du latin « percolare » : couler à travers, tel est le concept introduit par les Anglais J.M. Hammersley, mathématicien, et S.R. Broadbent, ingénieur en 1956.

Ceux-ci s’interrogent, dans le cadre d’une étude, sur l’inefficacité des masques à gaz des soldats. En effet, la communication entre l’entrée d’air et l’intérieur du masque ne se fait plus quand le filtre est bouché. Il suffit qu’une partie des canaux enchevêtrés qui parcourent le filtre soit obstruée pour que toutes les voies de passage soient fermées.
Mais avec quel ratio de canaux bouchés le filtre devient-il inutilisable ?

Le phénomène de percolation est un phénomène dit critique simple, car les caractéristiques du système en jeu peuvent changer brusquement, et ce même avec de très faibles variations des conditions extérieures. Le système est instable et présente de grandes fluctuations. Dit autrement, il hésite entre deux états différents.

La percolation fonctionne par « Tout ou rien », ce que les physiciens appellent un seuil. L’importance de ces seuils de percolation se perçoit aisément dans des domaines aussi variés que la médecine pour la contagion et la propagation des épidémies, la physique avec les propriétés de rigidité ou de conduction des matériaux, la chimie, la mode et tout phénomène d’imitation, en fait, à chaque fois qu’il y a des connexions dans des systèmes hétérogènes et désordonnés. Les modèles mathématiques de la percolation permettent de comprendre le processus du passage d’une structure chaotique vers un réseau. Une transition d’un état vers un autre.

Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple de la propagation d’un parasite dans un verger d’arbres fruitiers variés.
Imaginons que notre parasite n’infecte que les pommiers et ne puisse passer que d’un arbre à son voisin immédiat.
Avec une proportion de pommiers suffisamment faible, notre propriétaire astucieux limitera la contagion à quelques arbres.
De même, un feu peut plus difficilement se propager dans une forêt s’il y a beaucoup de clairières.

Les chances du parasite de passer d’un bout à l’autre du verger sont quasi nulles au-dessous d’une certaine proportion et sont pratiquement de 100 % au-dessus de cette limite. Il en est de même pour la propagation du feu de forêt. Tel est ce surprenant phénomène de seuil.

Un phénomène de seuil est associé à la transmission d’une « information » par le biais d’un réseau de sites et de liens qui peuvent, selon leur état, relayer ou non l’information aux sites voisins.
L’information peut être un fluide, eau, gaz, une rumeur, une nouveauté technologique, un revenu, etc.

Prenons un autre exemple très concret, celui d’une machine à café : l’information est ici l’eau qui passe à travers le percolateur. Celui-ci joue le même rôle que le filtre des masques à gaz. Quant aux sites, ce sont dans ce cas, les pores du filtre qui transmettent l’eau s’ils ne sont pas obstrués.

Il n’est pas évident de faire du bon café. On peut penser qu’il suffit de diluer les grains et avoir des pores grands ouverts. Or, si ceux-ci sont trop grands ouverts et contiennent trop d’eau, les arômes en seront extraits, mais le café sera trop dilué et inversement, si la poudre est trop serrée les pores seront aléatoirement bouchés et… pas de café !
De même, dans une forêt en feu, un arbre ne brûle que si plusieurs de ses voisins sont en flammes.

Autre caractéristique de la percolation : celle-ci peut-être isotrope (identique dans toutes les directions) ou anisotrope (le feu va peu contre le vent et revient difficilement sur la terre brûlée).
 
La percolation réunit des éléments, de proche en proche, pour former des amas (mouillés, malades, conducteurs, à la mode, etc., selon le domaine) de plus en plus gros.
L’amas infini possède une propriété d’auto-similitude qui en fait une fractale. On peut donc mesurer sa dimension fractale.

Considérations purement géométriques (forme, taille, lois d’échelle) s’appliquant à ces amas, intéressons-nous maintenant à la dynamique de ces amas.
Revenons à notre parasite du verger. Nous ne nous sommes qu’intéressés à la répartition des arbres contaminés.

A quelle vitesse se répand-il ou concernant notre feu de forêt, à quelle vitesse le front de flammes progresse-t-il ? Là, encore, les chercheurs trouvent un exposant universel : juste au-dessus du seuil, la vitesse est proportionnelle à l’écart au seuil, élevé à une puissance 0,17. Il va de soi que juste au seuil, la vitesse tend vers zéro, puisque l’amas percolant disparaît et avec lui, la possibilité de transmission.

Les propriétés de la percolation sont caractérisées par l’universalité [1] des concepts de physique statistique, tels que théorie de la mise à l’échelle, renormalisation, transition de phase, phénomènes critiques et fractales. La combinatoire est également couramment utilisée pour étude des seuils de percolation.

Cette universalité, c’est la manifestation d’une structure mathématique sous-jacente commune à des phénomènes ou à des situations physiques apparemment différentes.
Appliquons ce modèle à une épidémie qui épuise son milieu et qui doit se propager pour subsister. Une épidémie où les malades meurent ou s’immunisent.

Prenons le cas où l’épidémie peut regagner une zone qu’elle avait déjà touchée. C’est le cas d’une épidémie contre laquelle les individus n’ont développé aucune immunité, mais qui n’est pas mortelle. Le processus de propagation de ce phénomène contagieux n’épuise pas le milieu, il s’agit d’un processus de contact ou d’épidémie simple pour le distinguer d’une épidémie générale.

Le schéma représentant, dans l’espace et le temps, l’évolution d’une telle épidémie simple est le suivant : dans le cas d’une seule dimension d’espace, on obtient un schéma de percolation dirigée . L’amas qui percole s’étend essentiellement dans la direction du vent accélérant la propagation des flammes dans un sens et empêchant les arbres de transmettre le feu à leurs voisins dans l’autre sens.

La percolation dirigée peut s’interpréter de deux façons : si la direction privilégiée est une direction de l’espace, c’est un processus dans lequel les ressources s’épuisent comme dans le processus général d’épidémie. Au contraire, si cette direction privilégiée est le temps, il s’agit d’une contagion où les ressources ne s’épuisent pas et où l’épidémie sévit continuellement, mais sans se propager globalement. La dynamique de la propagation implique donc un équilibre délicat entre extinction et propagation.

Dans tous les domaines, la percolation peut se manifester par des arrêts ou des écoulements imprévisibles et brutaux (choc économique par disparition brutale et contagieuse de la confiance), désordre local entraînant désordre général.

« Ne vivez pour l’instant que les questions. Peut-être simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour dans les réponses. »
Rainer Maria Rilke
 
Ann Defrenne-Parent
Publié chez L'Harmattan : LE MANAGEMENT DE L'INCERTITUDE
 
[1] SAPOVAL B., Universalités et fractales. Jeux d’enfants ou délits d’initié ?, Flammarion, 1997.