Entretien avec Fanny Fernandes, directrice exécutive de l'ONG LIFE: "L'accès à l'eau potable est la pierre angulaire de toutes nos projets"

RSE Magazine
27/10/2023


Alors que la France finalise son retrait politico-militaire du Niger, l’action humanitaire ne connait pas de répit, et la détérioration de l’image de la France dans certains pays ne change rien aux besoins des populations locales. Explications concrètes et « terrain » des opérations humanitaires avec Fanny Fernandes, directrice exécutive de l’ONG française LIFE.



Vous intervenez dans plusieurs pays africains, y compris dans ceux qui ont connu des bouleversements politiques et sécuritaires récents. Comment votre action s’adapte-t-elle à ces changements ?

Nous travaillons en effet en Afrique de l’Ouest francophone : au Sénégal où se trouve notre antenne africaine, mais aussi au Bénin, au Togo, au Niger, au Mali, en Côte d’Ivoire, en Somalie, au Kenya, à Djibouti, avec en plus quelques projets à Madagascar, au Liban et dans le Maghreb. Donc oui, nous intervenons en Afrique mais pas seulement. Dans ces pays, nous sommes relativement épargnés par les bouleversements politiques ou sécuritaires puisque nous travaillons le plus souvent avec des acteurs locaux, que les différends internationaux ne touchent pas.

La forte dégradation récente de l’image de la France dans ces pays a-t-elle eu des conséquences sur vos actions ?

Bien qu’étant une ONG discrète par nature, areligieuse et apolitique, oui, nous en avons ressenti les effets. Ce fut sensible très récemment au Maroc, où, comme ailleurs, il est impératif de montrer patte blanche. En la matière, le fait d’être soutenu par des donateurs exclusivement privés nous aide beaucoup pour faire la preuve de notre indépendance vis-à-vis du politique français. Au Mali, la plupart des ONG financées de près ou de loin par l’AFD ont ainsi dû plier bagages, alors que notre certificat d’opérabilité sur place n’a, lui, pas été remis en cause.

La question des flux financiers peut être cependant plus problématique pour nous, puisque même en disposant d’un compte bancaire sur place, dans un contexte de tensions ou de blocage, il est parfois difficile de faire parvenir des fonds aux structures qui en ont besoin sur le terrain. Ce fut par exemple le cas au Mali où nos actions ont été de fait arrêtées pendant plusieurs mois, en attendant que nous puissions restaurer les flux financiers nécessaires. C’est compliqué en ce moment au Niger, mais c’est toujours temporaire.

Quels sont vos domaines d’intervention ? Avez-vous une spécialité ou une spécificité ?

Notre action repose sur quatre piliers : l’accès à l’eau potable, la sécurité alimentaire, l’éducation et l’environnement. Contrairement à ce qui se faisait dans le passé, les projets actuels embrassent généralement plusieurs de ces quatre domaines d’intervention, dans une logique de projets intégrés et de synergie entre les spécialités : derrière un projet fondé sur l’accès à l’eau potable, comme la construction d’un puits, nous allons développer par exemple un projet de potager pour une cantine scolaire, avec un soutien alimentaire annuel le temps que le potager donne suffisamment. Cette cantine sera elle-même adossée à une structure d’éducation pour les enfants des zones reculées.

L’autonomie des personnes et des communautés concernées reste la finalité et le fil directeur de tous nos projets. Distribuer de l’aide alimentaire, c’est une aide ponctuelle qui peut être nécessaire mais qui n’est absolument pas suffisante pour autonomiser les personnes. Notre objectif est bien de partir des pays où nous intervenons en laissant derrière nous de populations qui n’ont plus besoin de nous.

C’est aussi la raison d’une autre de nos spécificités : le recours systématique à des acteurs et des collectifs locaux, qui connaissent les situations et les besoins, et sont à même de faire le lien sur le long terme si nécessaire. Nous n’arrivons pas auprès des populations avec des solutions toutes faites et des moyens humains et matériels standardisés : nous dimensionnons les projets en fonction des besoins réels et concrets, besoins que nous connaissons grâce à nos partenaires locaux. Ce n’est pas forcément la solution la plus simple pour nous, mais c’est la plus efficace pour les populations concernées.

Qu’est-ce qui vous a spécifiquement amené sur les sujets de l’eau et de l’accès à l’eau ?

C’est en effet le point de départ de l’histoire de l’ONG LIFE, car lors des premières missions exploratoires, c’est le besoin qui nous a semblé le plus criant. En plus, rien n’est possible concrètement en termes de projets sans eau. L’accès à l’eau potable est de fait la pierre angulaire de tous nos projets, quels qu’ils soient. Une fois que vous avez réglé, au moins en partie, le problème de l’accès à l’eau potable, vous pouvez développer d’autres actions, et agir sur l’éducation ou l’environnement. Mais il ne sert à rien de construire une école si les enfants sont obligés de passer leurs journées à s’acquitter des corvées d’eau.

Vous travaillez aussi sur des sujets environnementaux. Qu’est-ce qui vous a amené à élargir vos actions au-delà de l’aide aux populations ?

Nos projets sont des projets de vie, au sens strict, de vie humaine, et c’est bien la raison de notre nom. Mais la vie humaine n’est en réalité pas possible dans un environnement dégradé ou exploité au-delà de ce dont il est capable. La préservation des ressources, de l’habitat et de l’environnement nous a donc semblé tomber sous le sens comme étant un tout avec le reste de nos actions. Les populations ne peuvent pas vivre dans un contexte de déséquilibre avec l’environnement : les besoins en bois de chauffage ne peuvent pas longtemps être supérieurs aux capacités de production forestière naturelles par exemple.

Il s’agit dans bien des cas de trouver des solutions à des pratiques qui endommagent l’environnement, comme la pratique des brûlis à Madagascar, ou mettent en péril l’habitat humain dans un contexte de réchauffement climatique, comme avec la déforestation des régions côtières qui expose les populations aux tsunamis, raison pour laquelle, entre autres, nous avons des programmes de reforestation. L’environnement est une partie indissociable des problématiques que nous traitons. Pour être efficace et cohérent, nous ne pouvions pas faire l’économie de ce sujet.

Quels sont les moyens humains et matériels que vous mettez en œuvre ?

Nous sommes actuellement une équipe d’environ 40 collaborateurs avec près de 15 nationalités différentes. La moitié de notre effectif à peu près est consacrée aux projets proprement dit, sachant que nous fonctionnons quasi totalement en télétravail. Mais au-delà, nos moyens matériels sont très sommaires, dans une logique de stricte suffisance : nous avons une suite logicielle à fins de coordination et de communication entre les équipes et des bureaux locaux au Mali et au Sénégal que nous louons, avec un peu d’équipements informatiques. Mais c’est à peu près tout. Nous n’avons pas de flotte automobile ou de locaux en propre.

Nous adaptons les moyens aux besoins des missions, le but étant de maximiser l’emploi des ressources, en particulier financières, sur les « cœurs de projets ». Par exemple, si le site d’un projet est accessible en transport en commun, et que les conditions sécuritaires le permettent, nous n’allons pas forcément louer de véhicules pour le transport des personnes. Nous préférons concentrer les ressources sur le projet lui-même, à la fois pour aller plus vite mais aussi pour pouvoir multiplier les projets, à périmètre financier constant. Nous essayons toujours d’équilibrer nos projets au mieux entre efficacité et efficience. J’ajouterai que la discrétion et notre faible empreinte logistique contribue souvent à une meilleure acceptabilité des projets auprès des populations locales.

Quel est le profil-type de vos intervenants, bénévoles ou volontaires, en France comme à l’étranger ?

Parmi la vingtaine de collaborateurs permanents dédiés aux missions que j’évoquais précédemment, nous avons en fait deux « desks », l’un dédié aux opérations Asie Moyen-Orient et Maghreb et l’autre à l’Afrique Sub-saharienne. A l’intérieur de ces desks, nous avons des « chargés-pays », des profils généralistes chargés de projets, appuyés par des spécialistes, qui pilotent donc les missions de façon transversale. Cette organisation nous a semblé plus pertinente qu’une organisation en spécialités, en permettant de meilleures synergies.

Concernant les volontaires, le séisme au Maroc a changé un peu les choses, puisqu’avant cette catastrophe, nous faisions peu appel aux bénévoles. Mais à cette occasion, près de 200 bénévoles, de toutes origines et de tous niveaux, ont rejoint spontanément LIFE avec des profils très variés, généralistes et spécialistes, anciens chefs d’entreprise, soignants, psychologues, logisticiens… mais tous animés de la même volonté d’agir et d’aider. Ils ont grandement contribué à l’efficacité de notre action sur place.

Comment se déroule concrètement une intervention de LIFE auprès des populations, et comment gérez-vous ces opérations dans la durée ?

Grâce à notre réseau de contacts dans de très nombreux pays, nos déploiements sur le terrain commencent généralement par une mission dite exploratoire, qui va nous permettre de rencontrer des acteurs locaux et de définir précisément les besoins, pour décider ensuite de la pertinence ou non d’un déploiement. Si le contexte le permet et si notre action est jugée faisable et souhaitable, nous nous mettons ensuite en relation avec les autorités locales aux différents échelons, nationaux ou régionaux, pour obtenir les autorisations et les accréditations nécessaires, avec la présentation des projets-pilotes.

Notre dernière grosse mission exploratoire s’est ainsi déroulée aux Comores sur les différentes îles, pour comprendre le contexte local et les besoins, en contact avec les autorités et les administrations locales concernées par notre action. Les besoins sur place sont très importants, peut-être même hors de portée pour nous sur certains sujets comme l’eau, en raison notamment du caractère insulaire, car il faut acheminer les matériaux et les équipements sur place par bateaux. Les projets sur les sujets d’éducation nous ont semblé réalisable plus rapidement par exemple. Quoi qu’il en soit, dans la plupart des pays, notre action repose ensuite sur le recours à des acteurs locaux et, au maximum, à des entreprises et à des prestataires locaux pour les besoins matériels de nos projets.

Comment mesurez-vous l’efficacité de votre action ?

La mesure de l’efficacité de l’action est clairement un sujet sur lequel nous devons encore nous améliorer. Nous avons bien des KPI [Key Performance Indicators, NDLR] comme dans n’importe quelle structure, mais ils sont par nature limités, et traitent essentiellement du rapport entre les moyens et les résultats, comme le budget exact alloué à l’achat d’un certain nombre de colis, le nombre de personnes ayant gagné un accès à l’eau potable du fait de notre action, l’amélioration des résultats scolaires, etc.

Ces indicateurs rendent compte de la situation d’une façon analytique et quantitative, presque comptable, mais ils mesurent mal l’impact qualitatif et la réalité des effets de notre action : baisse de la précarité, impact sur la situation sanitaire et les maladies, évolution à long terme… C’est la raison pour laquelle nous en train de compléter notre méthode pour intégrer plus finement et plus justement ces mesures d’impact, au-delà des aspects quantitatifs de l’action, et à long terme. Mais cela suppose aussi d’avoir des « données d’entrée », c’est-à-dire une évaluation complète de la situation initiale, avant notre action, chose très compliquée à réaliser dans certains pays.