Colombie : le meurtre de Luciano Romero va-t-il faire évoluer la jurisprudence suisse en matière de RSE ?

Arthur Fournier
23/04/2012


Depuis le 11 septembre 2001 et l’avènement d’un contexte sécuritaire mondial particulièrement tendu, les problèmes de sureté captent l’attention des grandes entreprises. Ainsi au mois d’avril 2012, Nestlé a notamment fait les frais du meurtre d’un syndicaliste colombien remontant à 2005. La multinationale s’est en effet retrouvée assignée en justice par une ONG et un syndicat désireux de l’amener à mieux prendre en charge la sécurité de ses employés partout dans le monde. Un cas dont l’issue pourrait faire jurisprudence.



Luciano Romero - Sinaltrainal
Le 11 septembre 2005, Luciano Romero est retrouvé mort. Assassiné d’une cinquantaine de coups de couteau, ce syndicaliste luttait pour la défense des travailleurs de l’usine Cicolac – filiale de Nestlé en Colombie – où il travaillait. Son engagement lui avait valu d’être arrêté plusieurs fois par les autorités colombiennes et d’être menacé par divers groupes paramilitaires.
Le syndicalisme en Colombie est marqué par une violence structurelle. À sa source, on trouve des groupes armés liés à l’État ; de lointains héritiers de l’époque de guerre froide et de la politique américaine d’endiguement du péril rouge en Amérique latine. Aujourd’hui ces forces antisocialistes persistent et restent une menace pour les défenseurs des droits des travailleurs. Depuis le début des années 1990 en effet, près de 2 500 syndicalistes ont été tués en Colombie et ce pays est de loin le plus risqué pour les représentants des travailleurs et de leurs droits sociaux.

En 2002, Nestlé refuse de renouveler ses accords avec Sinaltrainal, le syndicat colombien qui regroupent les employés de sa filiale. Un long épisode de contestation sociale s’en est suivi. Au cours de celui-ci certains représentants de Nestlé en Colombie auraient accusé Romero d’être liée à la guérilla révolutionnaire.
L’European Center for Constitutionnal and Human Rights (ECCHR) retrace le déroulement des évènements dans un dossier disponible en ligne. Pour l’ONG allemande, la responsabilité de Nestlé dans le cas Romero est indéniable : « En Colombie, ce type de diffamations peut avoir l'effet d'un arrêt de mort » peut-on lire dans ce dossier en référence aux accusions portées par les cadres de Nestlé à l’encontre de Romero. D’après l’ECCHR, « la représentation locale de Nestlé était impliquée à plusieurs niveaux dans des cercles paramilitaires » notamment par l’intermédiaire de grands propriétaires terriens. Pour l’ONG, cela ne fait que confirmer la responsabilité du groupe dans le meurtre du syndicaliste.

En Colombie, cinq individus affiliés à un groupe paramilitaire ont été condamnés pour leur participation à l’assassinat de Luciano Romero. L’instruction n’est d’ailleurs par terminée puisque l’enquête a d’ores et déjà révélé que Romero « se préparait à témoigner devant le Tribunal Permanent des Peuples, dont l’audience devait avoir le 29 et 30 octobre 2005 à Berne en Suisse et que d’autres délégués syndicaux de Sinaltrainal ainsi que des anciens employés de Cicolac ont été tués dans des circonstances similaires ». Portée internationale, liens avec d’autres affaires de meurtre, tout est réuni pour que l’affaire Luciano Romero prenne en ampleur.
Et pour cause : le 5 mars 2012, une plainte pénale a été déposée en Suisse contre Nestlé en Suisse par l’ECCHR conjointement avec le syndicat Sinaltrainal. Les plaignants accusent la direction de Nestlé de ne pas avoir pris les mesures de protection qui s’imposaient pour préserver la sécurité du syndicaliste. L’enjeu de cette plainte est d’ores et déjà clair : en invoquant l’article 102 du code pénal suisse, l’ECCHR et Sinaltrainal pourrait être à l’origine d’un précédent jurisprudentiel faisant des entreprises suisses les garantes de la sécurité de leurs employés à l’étranger.

Le cas du meurtre de Luciano Romero illustre en quoi les problèmes de sureté peuvent avoir un impact sur la définition des obligations légales de RSE des entreprises. Avec cette plainte déposée en territoire helvétique, Sinaltrainal et l’ECCHR pourraient bien ouvrir la voie à une définition étendue du devoir de protection des employés travaillant au sein de firmes suisses. Une telle évolution de la jurisprudence ne manquerait d’ailleurs pas de retentir l’attention dans les débats sur la RSE ailleurs en Europe.